Les groupes de parents en colère contre la DPJ se multiplient sur les réseaux sociaux et compliquent le travail des intervenantes. Des parents les enregistrent à leur insu pour publier ce contenu dans des groupes en ligne où on les traite de « kidnappeuses d’enfants ». Complotisme oblige, certains internautes croient même dur comme fer que la DPJ est un « réseau de traite d’enfants ».

La publication, sur le groupe Facebook, est incendiaire. L’internaute dénonce une intervenante impliquée dans le dossier de son enfant, en donnant son nom. « Menteuse et complice de vol d’enfants avec les familles d’accueil […]. La famille d’accueil à payer son karma, j’espère que celle-ci, complice, va le payer très bientôt », lit-on dans la publication (que nous n’avons pas remaniée).

Quelques jours plus tôt, dans le même groupe, une autre internaute avait aussi relaté son propre cas. « Pouvez-vous croire que la travailleuse sociale ment comme elle respire ! »

La DPJ, renchérit un autre membre du groupe dans une publication subséquente, « est une machine à broyer nos familles. C’est beau d’écrire ici, ventiler, mais ce serait encore mieux de passer à l’action concertée à travers toute la province ».

« Les trois quarts des dossiers [de la DPJ] sont faux », dénonce une autre membre du groupe. « La DPJ est une entreprise commerciale de trafic d’enfants, maquillée en service public. »

Ces propos agressifs, mâtinés de complotisme, sont légion dans les très nombreux groupes réunissant des parents en colère contre la DPJ. Certains comptent près de 20 000 membres.

Des parents y publient des rapports rédigés sur le cas de leurs enfants, des notes, des photos, des extraits de dossier, des enregistrements réalisés lors de leurs échanges avec des intervenants de la DPJ. En incluant parfois les noms des intervenants et même des enfants.

En théorie, les dossiers d’enfants suivis par la DPJ sont pourtant confidentiels.

« Une épée de Damoclès »

Ces groupes, estiment la vingtaine d’intervenantes et de gestionnaires que nous avons interviewées, décuplent la hargne de certains parents. « Dans ces groupes, les parents se pompent entre eux et ça augmente la colère. Les parents enregistrent de plus en plus, filment de plus en plus, et se balancent de la confidentialité », note une intervenante.

Certains internautes s’improvisent conseillers, leur recommandent de tout enregistrer et de tout publier sur les réseaux sociaux, souligne Jennifer, une intervenante de grande expérience qui travaille en région. « Les parents embarquent dans cet engrenage-là parce qu’ils ont de la peine, ils ne sont pas bien avec ce qu’ils vivent, et ils pensent que c’est la seule solution », dit-elle.

Je me mets à la place de quelqu’un qui a perdu son enfant, qui est à bout de ressources, c’est sa façon de se déculpabiliser : ce n’est pas ma faute, c’est celle de la DPJ.

Jennifer, intervenante de la DPJ

Se faire enregistrer, en audio ou en vidéo, est donc devenu monnaie courante, dit l’ensemble des personnes que nous avons interviewées. Dans de nombreux cas, les parents ont tenté de déposer les enregistrements devant le tribunal, et les avocats de certains établissements de santé ont prévenu leur personnel que ce serait, en théorie, possible.

« C’est une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Faut pas que je perde mon sang-froid, faut que je sois parfaite parce qu’on m’enregistre peut-être », dit Marie, qui travaille dans la grande région de Montréal. « C’est facile pour un parent de prendre une seule minute de l’intervention, une phrase hors contexte et que ça joue contre nous », ajoute Alice, qui travaille elle aussi à Montréal. « J’avais peur que ça nuise à ma réputation, à ma carrière, même si j’ai toujours bien travaillé. L’opinion publique est rarement du côté de la DPJ… », renchérit Sara, qui travaille en région.

Les conséquences de ces publications sont parfois bien concrètes. Justine, qui travaille elle aussi en région, a été filmée lors d’une intervention et la vidéo a été diffusée sur les réseaux sociaux. « Il y avait des menaces claires dans les commentaires. Le nom de la ville où je vivais. Ma maison était en vente à ce moment-là. La police m’a demandé d’enlever l’annonce parce qu’un parent m’avait suivie dans la ville où je vivais. »

Notre quotidien, c’est de se faire suivre en auto, de se faire trouver par les réseaux sociaux.

Justine, intervenante de la DPJ

Justine est partie en arrêt de travail en 2022, à la suite de plusieurs évènements de violence.

Deux ans de harcèlement

Et certains de ces parents sont extrêmement persistants. Ils reviennent régulièrement, dans de nombreux forums différents, et s’en prennent à des intervenants sur de très longues périodes. Jennifer a subi les foudres d’un tel parent acharné pendant près de deux ans, un parent qui publiait à répétition des enregistrements d’elle et des propos agressifs.

Cet épisode l’a littéralement minée, dit-elle. « Au début, on se dit : ça va passer, ça fait partie du travail, mais à un moment donné nos familles nous reconnaissent, c’est la culpabilité, c’est la honte, c’est la peur aussi parce qu’il y a des clients au centre jeunesse qui sont agressifs. Qui va avoir vu ça ? Qu’est-ce que ça va générer ? Est-ce que je suis en danger ? Est-ce que ma famille est en danger ? Qu’est-ce qu’elle va penser de tout ça ? »

Les plaintes se sont multipliées contre elle, à toutes les instances. Chaque fois, elle a été blanchie. Le parent n’a pas cessé : il s’en est pris à d’autres intervenantes, et au chef de service. Après deux ans de harcèlement constant, Jennifer a craqué : elle a fini en arrêt de travail.

Un jour, je ne pourrai plus faire ce métier-là. J’ai l’impression d’être une criminelle, que je dois me cacher comme si j’étais pédophile, alors que je suis intervenante à la protection de la jeunesse.

Jennifer, intervenante de la DPJ

Certains propos tenus sur les réseaux sociaux sont extrêmement menaçants. Julie, une intervenante de très grande expérience qui travaille dans la région de Montréal, se souvient des commentaires d’un parent qui disait, avec la DPJ, « s’en remettre à la technique du batte ». « J’ai une batte de baseball dans l’entrée. Et je peux m’en servir. »

Depuis la pandémie, le complotisme a encore envenimé les choses. « Quand ils sont vraiment convaincus qu’on vend des enfants à l’élite pédophile… qu’est-ce que tu peux dire pour te défendre ? »

Mais dans les cas extrêmes, les CISSS et CIUSSS peuvent intervenir. « Dans un des groupes, un parent a suggéré qu’on devrait appeler l’auteur d’une tuerie de masse pour qu’il vienne à notre bureau. Cette fois-là, j’ai fait des captures d’écran et la direction [du CISSS] a réagi. Tous les intervenants ont dit à la direction que ça n’avait pas de bon sens. Mais c’est ça, le problème, il faut toujours qu’on se fâche pour qu’il y ait une réaction », raconte Rachelle, qui travaille en région depuis presque sept ans. Le CISSS en question a fini par porter plainte à la police contre le parent.

« À quelques reprises », des mises en demeure ont même été envoyées pour exiger le retrait de vidéos permettant d’identifier des intervenants, ou mentionnant leur nom, nous indiquent le CISSS de la Montérégie-Est et le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

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