La proportion de demandeurs d’asile qui sont au Québec est au cœur d’une bataille de chiffres entre Ottawa et Québec. « 55 % », dit le premier ministre François Legault. « 33 % », corrige le ministre de l’Immigration du Canada, Marc Miller. Qui dit vrai ?

Selon les données de Statistique Canada, M. Legault semble avoir raison. L’agence fédérale établit le nombre de demandeurs d’asile au Québec à 160 000 sur un total canadien de 289 000. Mais ce chiffre prête à confusion. Seulement 89 000 d’entre eux sont réellement des demandeurs d’asile domiciliés au Québec, a découvert La Presse.

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François Legault, premier ministre du Québec

Le total de 160 000 comprend aussi plus de 38 000 personnes ayant obtenu le statut de réfugié, et plus de 33 500 personnes dont la demande d’asile a été refusée, abandonnée ou retirée.

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Les statistiques d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), dont se sert M. Miller, sont plus précises pour comptabiliser des demandeurs d’asile, car elles tiennent compte de la province où la demande a été soumise, du statut du demandeur et de sa dernière adresse connue.

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Marc Miller, ministre de l’Immigration du Canada

En 2023, selon IRCC, au moins 17 % des demandeurs d’asile au Québec sont partis dans une autre province. En 2022, c’était plus de 23 %.

En 2023, par exemple, 65 575 demandes d’asile ont été soumises au Québec ; cela correspond à 45,5 % des 144 040 demandes du Canada. Mais seulement 47 310 avaient le Québec comme dernière adresse, en raison de départs vers d’autres provinces. Il faut cependant tenir compte des 2760 personnes qui ont quitté d’autres provinces pour s’installer au Québec. Ce qui donne un total de 50 070, soit 34,8 % du total canadien.

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Des objectifs distincts

Le problème, c’est que les chiffres de Statistique Canada et d’IRCC proviennent de différentes méthodes de collecte et de classification de données. Les deux sources offrent des perspectives différentes en raison de leurs objectifs distincts.

« IRCC traite des dossiers de demande d’asile. Nous, on est des démographes. On compte la population. Nos données sont optimisées vers la mesure démographique », souligne Julien Bérard-Chagnon, chef du développement et de l’évaluation du programme des estimations démographiques à Statistique Canada.

Mais comme les enjeux du débat déclenché par le gouvernement du Québec sont de nature financière, à savoir qui doit assumer le coût de l’arrivée de ces personnes, il est important de savoir où elles résident. Si les demandeurs ne vivent pas au Québec, ce n’est pas le Québec qui assume les frais de leur séjour. Par conséquent, ce sont les chiffres utilisés par le ministre Marc Miller qui décrivent le mieux cette réalité.

Migration interprovinciale

« Les estimations de Statistique Canada sont bonnes, mais prennent en compte ceux dont la première province de destination est le Québec », explique Jean-Pierre Corbeil, professeur au département de sociologie de l’Université Laval.

La source de l’écart réside essentiellement dans le fait qu’un certain nombre de demandeurs d’asile, qui sont arrivés au Québec [et qui ont été comptabilisés comme tels], choisissent de ne pas rester dans la province et se dirigent vers l’Ontario ou une autre province.

Jean-Pierre Corbeil, professeur au département de sociologie de l’Université Laval

« Du point de vue de la gestion des ressources disponibles et des services aux demandeurs d’asile, il me semble évident que ce n’est pas l’estimation initiale du nombre de personnes qui se sont d’abord établies au Québec qui devrait prévaloir, mais bien de celles qui résident toujours dans la province. »

Le statut de réfugié

Les statistiques d’IRCC et de Statistique Canada diffèrent sur un autre point très important : le statut du demandeur d’asile.

Il faut savoir qu’un demandeur d’asile ne le reste pas très longtemps. C’est quelqu’un qui veut être reconnu comme réfugié.

Au Canada, les demandes d’asile sont entendues par un tribunal indépendant, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), qui détermine si le demandeur répond à la définition de réfugié au sens de la Convention des Nations unies ou s’il est une personne à protéger. Le processus prend généralement deux ans.

Le demandeur d’asile qui parvient à démontrer qu’il courrait un risque en retournant dans son pays obtient le statut de réfugié et peut demander la résidence permanente.

En 2023, 72 % des demandes d’asile entendues ont été acceptées par la CISR. Le pourcentage d’acceptation varie selon le pays d’origine. Pour des ressortissants de l’Afghanistan ou du Pakistan, par exemple, il avoisine 90 %, alors que pour ceux du Mexique ou de l’Inde, il est inférieur à 50 %.

Si la demande est rejetée, le demandeur d’asile peut porter la décision en appel ou présenter une demande de résidence permanente pour des raisons humanitaires. Sinon, il doit quitter le pays.

La dernière adresse

IRCC, dans ses statistiques, sépare les demandeurs d’asile des personnes ayant obtenu le statut de réfugié, et s’assure de suivre leur trace.

Un demandeur qui décide de déménager dans une autre province doit en informer IRCC et fournir sa nouvelle adresse. Il doit aussi en informer les autorités de la province où il a soumis sa demande, et présenter une demande de services (aide sociale, éducation, services de santé, hébergement d’urgence, aide juridique…) dans sa nouvelle province.

Mais dans ses estimations du nombre de résidents non permanents, Statistique Canada range les personnes détenant le statut de réfugié dans la même catégorie que les demandeurs d’asile.

Statistique Canada classe les personnes protégées comme des demandeurs d’asile jusqu’au moment où elles obtiennent la résidence permanente (elles sont alors classées comme immigrantes) ou jusqu’à ce qu’elles quittent le pays. Cette approche est faite afin de s’assurer que les personnes protégées soient bien comptées dans les statistiques démographiques.

Koraly Pepin, porte-parole de Statistique Canada

Cela signifie que le chiffre de 160 000 demandeurs d’asile, qui permet d’affirmer que 55 % d’entre eux sont au Québec, en plus de ne pas tenir compte des déplacements interprovinciaux, n’est pas uniquement composé de demandeurs d’asile.

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Christine Fréchette, ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration

Il ne s’agit pas d’une guerre de chiffres abstraite. « La réalité, c’est que tant que ces personnes sont au Québec, nous leur offrons des services, et ce, jusqu’à ce qu’[elles] se fassent accepter comme réfugiés, expulser du pays ou décident de quitter le Québec », a par exemple répété la ministre de l’Immigration du Québec, Christine Fréchette, le 2 mars sur X. Et ce nombre, qui semble important pour la ministre, est de 89 000 plutôt que de 160 000.

Deux zones d’ombre

Ces précisions sur les statistiques ne permettent toutefois pas de clore le dossier. Il reste encore deux zones d’ombre.

La première porte sur le temps que les demandeurs ont passé au Québec avant de quitter la province. Une partie importante des frais de prise en charge des demandeurs d’asile survient à leur arrivée, avant qu’ils aient obtenu leur permis de travail.

La deuxième zone d’ombre porte sur la façon de mettre l’accent uniquement sur les demandeurs d’asile, en faisant abstraction des réfugiés, un peu comme on l’a fait en fixant l’attention sur les seuils d’immigration permanente et en oubliant les immigrants temporaires. Les réfugiés sont en fait les mêmes personnes, qui changent de statut et qui occasionnent elles aussi des pressions sur les services publics.

En savoir plus
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    Nombre de demandes d’asile entendues par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en 2023
    Source : Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada
    37 222
    Nombre de demandes d’asile acceptées par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en 2023
    Source : Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada