Les applaudissements fusent de partout depuis que le gouvernement Trudeau a annoncé le retour des visas pour une partie des Mexicains qui veulent venir au Canada. Clap, clap à Québec. Clap, clap des partis de l’opposition à Ottawa. Dans ce concert d’assentiment, il manque cependant la voix d’un poids lourd.

Le gouvernement américain s’est fait très discret à la suite de l’annonce du ministre canadien de l’Immigration, Marc Miller. On peut même parler de silence radio.

« Nous apprécions les efforts du Canada afin de faire face à la migration irrégulière, en lien avec nos objectifs communs », a répondu la porte-parole de l’ambassade des États-Unis à Ottawa, Ariel H. Pollock, à ma demande de commentaires.

Voilà qui est bien succinct. Pourtant, on sait depuis le printemps dernier que le secrétaire à la Sécurité intérieure, Alejandro Mayorkas, demandait au Canada de réimposer un visa aux citoyens mexicains, s’inquiétant qu’un nombre grandissant d’entre eux passent par le Canada pour entrer aux États-Unis par la porte de derrière.

Le gouvernement Biden a-t-il raison de sonner l’alarme ? Ça dépend du point de vue.

Les statistiques du service américain des douanes et de la protection de la frontière (Customs and Border Protection) indiquent que les patrouilleurs américains ont intercepté quelque 10 000 personnes à la frontière nord des États-Unis en 2023, alors qu’on en avait compté tout juste 2200 l’année précédente. Les Mexicains représentent près de la moitié de ces personnes appréhendées. C’est un bond important.

Par contre, si on met ça dans le grand ordre des choses, c’est une goutte d’eau dans le Rio Grande. La même année, les patrouilleurs américains ont intercepté deux millions de personnes à la frontière sud des États-Unis. De ce nombre, 579 000 étaient des Mexicains.

Il faut également noter qu’il n’y a pas vraiment d’écart important entre le nombre de personnes qui sont arrêtées parce qu’elles essaient d’entrer de manière irrégulière aux États-Unis depuis le Canada et le nombre de celles qui sont arrêtées parce qu’elles tentent de faire le trajet inverse. En fait, le Canada a intercepté 4000 individus de plus que les États-Unis en 2023.

Malgré ces chiffres qui sont loin de montrer que la frontière canadienne est devenue une passoire qui se déverse vers les États-Unis, le Wall Street Journal a consacré un article aux inquiétudes américaines grandissantes la semaine dernière, rappelant que des responsables impliqués dans le dossier continuaient de faire des appels de phare à leurs collègues à Ottawa.

Est-ce que le gouvernement Trudeau a flanché sous cette pression américaine en rétablissant des visas que Justin Trudeau avait fait disparaître en 2015 dans la foulée de son élection ? Ce serait simplifier l’enjeu à outrance. Des demandes allant dans le même sens se faisaient de plus en plus insistantes à Québec et au sein du Bloc québécois et du Parti conservateur à Ottawa.

Encore une fois, les chiffres sont révélateurs. Quand Stephen Harper a imposé les visas aux Mexicains en 2009, on parlait d’un nombre record de demandeurs d’asile en provenance du Mexique. Sur 37 000 demandes d’asile reçues au Canada en 2008, 9600 émanaient de citoyens du Mexique. Leur taux d’acceptation dépassait à peine 10 %.

Près de 15 ans plus tard, les chiffres ont gonflé, établissant de nouveaux records. Près de 24 000 Mexicains ont demandé l’asile en 2023 sur un nombre total de 144 000 demandes de protection reçues au pays. Le taux d’acceptation des Mexicains, s’il a augmenté à plus de 40 %, est en dessous de la moyenne des dossiers, qui tourne autour de 70 %.

C’est notamment en s’appuyant sur ce faible taux d’acceptation ainsi que sur un nombre important de demandes abandonnées en cours de route que le ministre fédéral de l’Immigration, Marc Miller, a justifié la réimposition d’un visa. Pour « préserver l’intégrité de notre système d’immigration ».

Ça se défend et ça permet de montrer que le gouvernement fédéral prête l’oreille aux doléances du Québec et d’une partie du Canada. D’autant que M. Miller a trouvé le moyen d’exempter la majorité des Mexicains.

Les étudiants, les travailleurs temporaires et tous ceux qui ont eu un visa canadien ou américain au cours des 10 dernières années n’auront pas besoin de visa. On parle de 60 % de la population du pays de 126 millions d’habitants.

Y aura-t-il des perdants ? Absolument. Une partie de ceux qui fuient la violence et la persécution n’aura plus le Canada comme porte de sortie. Les relations canado-mexicaines passeront aussi un mauvais quart d’heure. Disons que le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, était en beau fusil jeudi.

Il reste l’éléphant dans la pièce. L’éléphant du Parti républicain. Les enjeux d’immigration sont en ce moment son principal carburant et devraient le rester jusqu’aux élections de novembre.

Jeudi, Donald Trump, en campagne au Texas, a accusé Joe Biden de « détruire le pays » et de participer à la hausse de la violence aux États-Unis en n’étant pas plus efficace à la frontière sud. Joe Biden était dans le même État pour défendre son bilan et pour demander aux républicains d’accepter de hausser le budget consacré à la sécurité à la même frontière.

Et le Canada dans tout ça ? Encore une fois, silence radio, et c’est précisément ce qu’espère Ottawa. Maintenir la politique américaine loin de la frontière nord. « Le Canada fait tout pour dépolitiser la frontière avec les États-Unis. Il y a un grand travail diplomatique qui se fait pour que cette frontière ne devienne pas un enjeu lié à la sécurité », note Élisabeth Vallet, professeure de relations internationales au Collège militaire royal de Saint-Jean et directrice de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

En faisant son annonce jeudi, le gouvernement Trudeau a donc enlevé le pain de la bouche de l’éléphant qui cherche tous les prétextes pour mettre le Canada dans la même mangeoire que son voisin du Sud. Il était temps.