Carl Lavigne tire vigoureusement sur la fermeture éclair de sa tente avec une paire de pinces pour essayer de la fermer. La neige accumulée sur les branches d’un arbre tombe lourdement sur la toile, puis glisse à l’intérieur. La tempête des derniers jours a été dure. « Ce matin, je l’ai trouvé rough. Je me suis réveillé gelé », dit l’homme de 41 ans.

Il vit ici, au coin d’une rue tranquille de Longueuil, à deux pas de la bibliothèque et d’un refuge pour personnes itinérantes, depuis la mi-octobre. Il sortait alors de prison. Pendant les sept mois de sa peine, il n’a pas pu garder son logement à 750 $ par mois. Malgré plusieurs démarches et quelques contrats dans la construction, il est incapable de trouver quelque chose dans son budget. Il a même essayé de louer un garage chauffé. « Je ne paierai pas 1500 piastres pour un quatre et demie. »

Il s’est donc retrouvé à la rue pour la première fois de sa vie. Il a monté sa tente, qu’il partage avec sa copine et leur chien.

Il y a quelques années, une telle scène aurait été impensable en banlieue. Plus maintenant.

Des données inédites compilées à la fin de novembre par La Presse dans 20 villes et agglomérations permettent de brosser un tout premier portrait de la situation des campements au Québec. Le constat est clair : des installations de fortune poussent un peu partout, même en région. Avec les tensions engendrées par leur occupation de l’espace public et le manque de places dans les refuges, les autorités sont dépassées.

Nous avons demandé aux principales municipalités de plusieurs régions combien de démantèlements de campements ou de tentes individuelles ont eu lieu sur leur territoire dans la dernière année. Nous leur avons aussi demandé de quantifier, lorsque possible, le nombre de campements existants. Toutes les villes et agglomérations sollicitées ont rapporté avoir soit démantelé, soit observé des campements en 2023.

Résultat : plus de 609 campements démantelés et au moins 126 campements connus et non démantelés. Précisons qu’un même campement peut avoir été démantelé plusieurs fois.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le campement du parc Fisher à Granby avant qu’il soit démantelé en octobre.

Outre Montréal et Québec, des installations de fortune ont été remarquées à Sherbrooke, Joliette, Gatineau, Longueuil, Drummondville, Granby, Saint-Jean-sur-Richelieu, Saint-Jérôme, Laval, Lévis et Trois-Rivières, mais aussi dans des endroits plus excentrés comme Amos, Val-d’Or, Rouyn-Noranda, La Sarre, Napierville, Saguenay ou encore Saint-Georges, en Beauce.

« Vos chiffres sont troublants », dit Marie-Ève Sylvestre, doyenne et professeure titulaire de droit civil à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Selon elle, la situation est une « urgence nationale, loin de vouloir se résorber ».

Le ministère de la Santé et des Services sociaux et la plupart des villes sont en réaction ; ils laissent les choses s’aggraver jusqu’au moment où l’on se rend compte qu’il faudrait bien qu’on fasse quelque chose.

Marie-Ève Sylvestre, doyenne et professeure titulaire de droit civil à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa

Des approches divergentes

Les visions des municipalités quant aux manières de gérer ces installations varient. Idem pour leur manière de les comptabiliser.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Un campement installé près de l’église Saint-Paul, à Saint-Jérôme, en 2021

Il y a celles qui, comme Québec ou Saint-Jérôme, ont une politique de tolérance zéro. Dès qu’un campement y est signalé, il est démantelé. La Cour supérieure doit d’ailleurs se pencher sur cette pratique systématique de la municipalité. Après avoir refusé vendredi d’accorder une injonction interlocutoire provisoire pour y mettre fin, le tribunal doit évaluer le fond de la question à une date qui reste à déterminer.

À Québec, on compte 58 démantèlements entre janvier et novembre 2023. « Aussitôt que les patrouilleurs ou les services sociaux voient que quelqu’un s’est installé dans un endroit public, on fait une intervention pour le rediriger vers les services adéquats. Ensuite, on démantèle le campement, c’est systématique, dit le porte-parole Jean-Pascal Lavoie. On pense que c’est la meilleure façon de garder un équilibre entre les besoins de ces personnes-là et les besoins des citoyens. »

Sur le terrain, la situation est moins absolue. « Des campements, il y en a », note Mary-Lee Plante, coordonnatrice du Regroupement pour l’aide aux itinérants et itinérantes de Québec.

Les gens connaissent les endroits où s’installer sans être vus. Il y a du bouche-à-oreille dans la rue. Et quand il n’y a pas de plainte, les policiers regardent ailleurs.

Mary-Lee Plante, coordonnatrice du Regroupement pour l’aide aux itinérants et itinérantes de Québec

Plusieurs habitants des campements ne souhaitent pas vivre en refuge. Même s’ils le voulaient, il n’y aurait pas de place pour tout le monde dans les ressources, « qui n’ont pas le choix de refuser des gens tous les soirs », note Mme Plante.

Tolérance

De l’autre côté du spectre, il y a les villes qui ont des politiques de tolérance. Les autorités y effectuent une veille du nombre d’abris de fortune, bien que celle-ci ne soit pas exhaustive, puisque certaines installations sont cachées.

En 2023, la police de Sherbrooke faisait régulièrement la tournée d’une trentaine de sites. Le phénomène s’est accentué depuis la pandémie, note Gaétan Drouin, directeur général adjoint de la Ville, et continuera de croître en importance, prédit-il. Le manque de financement est « criant ». Le capitaine de police Sébastien Ouimette, responsable du volet itinérance, a d’ailleurs demandé de l’argent à Québec, qu’il n’a pas encore reçu, pour assigner d’autres agents à la clientèle itinérante. « On manque de temps pour tout », dit-il. (Voir autre texte)

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La tente de Carl Lavigne à Longueuil

L’agglomération de Longueuil rapporte pour sa part cinq lieux confirmés avec des tentes, dont celui où vit Carl Lavigne, et dix lieux qualifiés « d’incertains », « c’est-à-dire que les observations datent ou n’ont pas encore été vérifiées pour le moment ». « On va essayer d’aider les gens et de les emmener vers les bonnes ressources. Si le camp n’est pas sécuritaire, on va prendre des mesures, mais on n’arrive pas avec la cavalerie », explique Raphaël Larocque-Cyr, porte-parole de la Ville.

Ces phénomènes sont en progression depuis trois ans, ça nous inquiète beaucoup.

Raphaël Larocque-Cyr, porte-parole de la Ville de Longueuil

Manque de ressources

À Laval, l’étendue du territoire empêche les autorités d’avoir un portrait complet. « On a beaucoup de secteurs boisés et de champs. Il y en a sûrement qui ne sont pas portés à notre attention », dit Martin Métivier, chef de la division urgence sociale de la police de Laval. L’an dernier, son équipe a visité une dizaine de campements, dont sept ont été démantelés. Trois présentaient des risques d’incendie. Pour trois autres, les intervenants de la Ville n’ont jamais réussi à entrer en contact avec les occupants. Le résidant du septième a été transporté à l’hôpital après un mois d’interventions répétées à cause d’enjeux de santé mentale.

« Le phénomène est en augmentation. C’était anecdotique il y a deux ans, dit M. Métivier. On est encore en train de développer notre approche. Pour l’instant, on y va encore un peu à la pièce. Si on tolère trop, on va générer un problème au niveau de la sécurité, mais il y a aussi un respect à avoir. S’il n’y a pas de plainte ou de danger, est-ce qu’on est obligé de démanteler ? La réalité, c’est qu’il n’y a pas de place pour tous ces gens [dans les ressources]. On est tellement proche de Montréal qu’ils absorbent la majorité du financement. »

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Le campement de Gatineau photographié à l’été 2023

À Gatineau, l’équipe du CISSS de l’Outaouais visite régulièrement deux sites majeurs pour offrir des soins de base. Le premier, qui a souvent fait la manchette, comptait au 3 novembre 70 tentes et 21 autocaravanes. L’autre avait « six ou sept » installations. Attention, prévient Jeneviève Caron, de la direction de la santé mentale et dépendances, dans les camps, il y a souvent plus de tentes que de gens qui y vivent. La même personne utilise parfois plus qu’une tente pour ranger ses possessions. Des individus conservent une installation au campement même s’ils dorment dans un refuge.

Outre ces deux campements majeurs, d’autres sont sûrement cachés, mais le CISSS manque de ressources pour les repérer. « On a beaucoup de cours d’eau, beaucoup de pistes cyclables, et tout ça avec le parc [de la Gatineau] », dit Mme Caron.

À Saguenay, des gens « ont passé l’hiver dehors dans leur campement l’an passé », admet le porte-parole Dominic Arseneau. « Ils ont été très créatifs pour se garder au chaud », dit-il, ajoutant que leurs installations étaient discrètes et n’avaient pas suscité de plaintes.

« On essaie de rediriger les gens vers les ressources. S’ils acceptent, c’est tant mieux. Ça ne devient pour ainsi dire plus un démantèlement. Mais il y a aussi des campements qui ont été tolérés longtemps parce qu’ils étaient dans un endroit où ils ne dérangeaient personne », dit M. Arseneau.

À Longueuil, Carl Lavigne sait que sa présence dérange. « Il y a des gens qui se plaignent », dit-il. Pour l’instant, les policiers le tolèrent. Idem pour les quelques tentes voisines, sa « mini-communauté ».

Mais il veut plus. « Quand il y a un typhon quelque part, l’aide s’organise. C’est une situation d’urgence ici. Ouvrez les édifices la nuit, dit-il en pointant le chalet de la patinoire du parc d’en face. Mettez des lits de camp. »