Depuis que des dizaines de sans-abri ont élu domicile sous un pont du centre-ville en 2021, Sherbrooke a complètement revu sa gestion de l’itinérance. La vision ? Tolérance et cas par cas. La Presse est allée sur le terrain.

(Sherbrooke) Une poignée de tentes disséminées entre les arbres. Des bouteilles d’alcool vides. Une vieille chaise en métal. Des palettes de bois. Un campement comme tant d’autres. À un détail près. C’est la police qui a suggéré aux sans-abri qui vivent ici de s’y installer.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Parmi des effets personnels abandonnés par des sans-abri, peluche et bouteille d’alcool se côtoient.

« S’ils étaient restés où ils étaient avant [au centre-ville], ils auraient généré 300, 400 appels au 911 », raconte le capitaine Sébastien Ouimette, responsable du volet itinérance à la police de Sherbrooke.

Ils en ont plutôt généré… deux.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Une douzaine de personnes ont passé l’été dans le campement de fortune au bord de la rivière Saint-François. Cinq y vivaient toujours au début du mois de décembre.

Nous sommes dans un secteur boisé, au bord de la rivière Saint-François. De la rue, rien n’indique que des gens y ont élu domicile. Pourtant, une douzaine de personnes ont passé l’été ici. Il en restait encore cinq au début de décembre.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

En plus de s’assurer que les lieux soient sécuritaires, les policiers voient à ce qu’ils demeurent propres.

Deux fois par semaine, l’équipe de policiers qui les a dirigés vers cet endroit – deux agents spécialisés en itinérance – leur rend visite. Les agents jouent les médiateurs ; ils ont séparé le « territoire » en deux plus tôt cette année parce qu’il y avait des conflits entre les groupes. Ils s’assurent aussi de la sécurité et de la salubrité de l’endroit.

Mais surtout, ils donnent des trucs aux résidants des camps pour que la police ne reçoive pas 12 appels de plainte par semaine les concernant : garder les lieux propres, ne pas faire trop de bruit, rester courtois avec les autres citoyens…

Ce que Sherbrooke privilégie à la place des démantèlements, courants, voire systématiques, dans d’autres villes, c’est ce qu’elle appelle des « opérations de nettoyage ». Les campements jugés problématiques sont réduits en taille ou carrément déplacés.

Entre janvier et novembre 2023, la Ville a ainsi procédé à 69 opérations de nettoyage sur une dizaine de sites d’intervention ; 48 de ces opérations ont été menées sur deux sites en particulier.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le capitaine Sébastien Ouimette

On va les orienter vers des zones non officielles de tolérance. Parce qu’appliquer de façon rigide une réglementation municipale, c’est une roue sans fin. On va toujours les repousser à gauche et à droite, et on va toujours avoir des appels. Si on peut trouver un endroit qui est socialement plus facile à accepter, tout le monde est gagnant.

Le capitaine Sébastien Ouimette, responsable du volet itinérance à la police de Sherbrooke

La Ville essaie aussi de garder les gens assez proches des services pour que les intervenants de terrain puissent les aider.

« On a eu des enjeux »

Voilà quelques années que la métropole de l’Estrie a entamé un virage dans son approche envers l’itinérance. Depuis, en fait, qu’un campement de fortune de dizaines de sans-abri a vu le jour, en pleine pandémie, sous le pont Joffre, au centre-ville, avant d’être démantelé, non sans critiques.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Gaétan Drouin, directeur général adjoint de la Ville de Sherbrooke

« On a eu des enjeux, il faut être transparent, admet Gaétan Drouin, directeur général adjoint de la Ville. On avait un campement qui grossissait, ça menaçait des infrastructures qui appartenaient au ministère des Transports. Les citoyens voulaient aider, ils arrivaient avec des remorques, des palettes de bois. Le Service d’incendie ne savait pas trop comment gérer ça. Le Service de police, même chose. On a dû intervenir. »

Ç’a été l’élément déclencheur d’une grande réflexion, qui a mené à l’adoption cet automne d’un plan d’action en matière d’itinérance. La posture de la Ville en est une de relative tolérance, dans laquelle on traite chaque campement au cas par cas.

« On veut commencer par diminuer la souffrance et les dangers de sécurité. À partir du moment que tu as ça comme cadre, le reste peut aller un peu au cas par cas, dit Gabriel Pallotta, de la Table itinérance de Sherbrooke, qui collabore avec la Ville. S’il y a beaucoup de plaintes envers un campement en particulier, sûrement que ce campement ne va pas être traité de la même façon qu’un campement dont on n’entend pas parler. »

Ici comme ailleurs, la crise s’est accentuée depuis la pandémie.

Selon des chiffres fournis par la Ville, des tournées d’observation de différents intervenants, dont la police, sont effectuées dans une trentaine de sites, qui ne sont toutefois pas toujours habités.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

C’est un campement désert qu’a trouvé le policier Matthieu Béliveau, lors de sa visite.

Comme le camp de la rivière Saint-François. Aujourd’hui, à la visite des agents, il est désert. Impossible de dire si ses habitants sont partis pour de bon ou s’ils sont simplement allés se réfugier de la neige tombée la veille. Mais voilà des mois que les agents leur disent de se trouver un plan B. « Récemment, avec le froid, les feux se rapprochaient dangereusement des tentes », souligne le capitaine Ouimette.

Opération nettoyage

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Chaque semaine, des cols bleus de la Ville de Sherbrooke accompagnent les policiers dans leur tournée des campements pour faire le ménage.

« Vous pouvez ramasser tout ça, les gars. Je les ai prévenus mardi qu’on ferait le ménage. » Le policier Matthieu Béliveau pointe un amas d’objets disparates éparpillés dans la neige sous un pont de Transports Québec. « Les gars » à qui il s’adresse, ce sont deux cols bleus à qui il a donné rendez-vous. Chaque semaine, une équipe des Travaux publics de la Ville accompagne la police dans sa tournée des campements pour faire le ménage.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Le policier Matthieu Béliveau

On demande aux gens de se ramasser et de faire une pile avec ce qu’ils ne veulent plus. Puis on passe avec le camion. Comme ça, on garde un certain contrôle sur la propreté des lieux.

Matthieu Béliveau, policier

Au loin, une camionnette aux couleurs de Sherbrooke attend d’être remplie. Matthieu Béliveau interpelle son collègue au sujet de deux poussettes pour bébé trouvées sur les lieux. « Elle n’a pas de bébé, elle n’a pas besoin de carrosse », dit un agent à propos d’une des habitantes du campement voisin, une accumulatrice. « En même temps, si elle utilise ça, elle ne part pas avec des paniers d’épicerie », répond l’autre. Les poussettes seront finalement ramassées.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La personne en situation d’itinérance s’étant fabriqué cet abri à deux niveaux n’a pas respecté la demande des policiers de demeurer discrète.

À une cinquantaine de mètres, tout en haut d’une côte à pic, quelqu’un a construit un véritable château fort avec du bois de palette. Deux niveaux sur pilotis au-dessus d’un ruisseau. « Et on lui avait demandé de garder ça discret… », dit en soupirant un policier. Il faudra intervenir.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Bien que le campement ait été démantelé, des sans-abri continuent de dormir sous le pont Joffre, utilisant des boîtes de carton en guise de matelas.

Plus loin, devant l’ancien campement démantelé sous le pont Joffre, où des sans-abri continuent de dormir à la belle étoile, car les tentes n’y sont plus tolérées, les agents demandent aux cols bleus de ne pas jeter de vieux cartons. Quelqu’un s’en sert comme matelas.

« Il n’y a personne qui veut créer de nouveaux ghettos et remplacer les anciennes institutions des années 1980, 1990 par des campements. Mais quand y en a un, eh bien il existe et il faut le gérer, dit Gabriel Pallotta. En essayant des choses, on voit qu’il y a de meilleures pratiques. »