Une éleveuse estime que les autorités municipales et la SPCA ont eu tort de saisir ses chiens sans avoir les moyens de s’en occuper

L’huissier de justice Richard Gauthier est arrivé à la SPCA de Saint-Calixte en après-midi, le 22 septembre dernier, accompagné d’une quinzaine de personnes. Il leur a ordonné de se déployer partout autour de la bâtisse orange et blanc pour s’assurer qu’aucun chien ne sorte sans qu’il le sache.

Son mandat : récupérer des dizaines de bouledogues anglais et français appartenant à Bouchard Bulldog, une entreprise d’élevage chez qui la police municipale de Blainville avait saisi 106 chiens, six mois plus tôt, dans une résidence du chic quartier Fontainebleau.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Brigitte Bouchard, fondatrice de Bouchard Bulldog, à sa résidence de Blainville

La fondatrice de Bouchard Bulldog, Brigitte Bouchard, une bouillante femme d’affaires qui a déjà plaidé coupable à des accusations de fraude fiscale et de pratique illégale de la podiatrie, s’était adressée au tribunal quelques jours plus tôt pour en reprendre possession. Faisant valoir qu’elle était titulaire d’un permis du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) l’autorisant à garder de 15 à 49 chiens (en plus des chiots de moins de 6 mois), elle a eu partiellement gain de cause.

Lorsque l’huissier qu’elle avait mandaté est débarqué à la SPCA avec des familles d’accueil pour les chiens, la situation est vite devenue tendue. Les employés de la SPCA ont refusé de laisser entrer l’officier de justice, affirme ce dernier. Plusieurs policiers ont été dépêchés sur place en assistance, confirme la Sûreté du Québec.

PHOTO FOURNIE PAR BOUCHARD BULLDOG

L’huissier de justice Richard Gauthier parlemente avec une employée de la SPCA de Saint-Calixte, lors d’une saisie revendicative des chiens le 22 septembre dernier.

« Au bout de deux heures à attendre, j’ai dit : “Passez-moi les menottes, ou laissez-moi rentrer. J’ai un ordre de la Cour dans les mains” », raconte l’huissier, qui compte 43 ans de pratique.

Dans les minutes qui ont suivi, M. Gauthier s’est fait remettre cinq bouledogues morts, congelés, dans des sacs poubelles.

PHOTO FOURNIE PAR BOUCHARD BULLDOG

Tous les animaux récupérés par l’huissier de justice Richard Gauthier ont été photographiés.

Les autres animaux ont tous été photographiés en sortant, un à un, tant par la SPCA que par Bouchard Bulldog, affirment les deux organisations. « Plusieurs des chiens étaient souillés d’urine au ventre », soutient l’huissier.

Rapport d’examen critique

Un rapport d’examen fait dans les trois jours suivants par le DJean-François Fortin, vétérinaire habituel de Bouchard Bulldog, soutient qu’une « grande proportion » des animaux avaient des « diarrhées noirâtres à séro-sanguinolentes » à la suite de leur transfert, que le pelage de la « grande majorité des chiens [était] teinté par de l’urine et des matières fécales », et qu’il « faudra plusieurs semaines/mois avant que le pelage ne redevienne normal tant il a été souillé pendant une longue période ».

Le Dr Fortin ajoute que trois chiots sont morts et que cinq chiens adultes ont été euthanasiés par la SPCA pour des « motifs [qui] semblent flous ». D’autres chiens ont été donnés en adoption.

La directrice générale de la SPCA Lanaudière–Basses-Laurentides, Lucie Duquette, se dit victime d’une tentative de salissage par Brigitte Bouchard. « On ne mérite pas que cette femme détruise notre réputation », réplique-t-elle. Certains des chiens avaient déjà « des problèmes de peau épouvantables », « n’avaient pas les soins appropriés » et « avaient tous besoin de médicaments » lorsque la SPCA en a pris la possession légale, assure Mme Duquette.

« On les a guéris de plusieurs bobos », insiste-t-elle.

Des usines à chiens, il y en a de toutes sortes. Mme Bouchard, elle, c’est une méga-usine qu’elle exploite. Elle a des chiens partout au Québec […] Avoir su qu’elle viendrait les chercher, je les aurais fait stériliser pas mal plus vite que ça, je peux vous dire.

Lucie Duquette, directrice générale de la SPCA Lanaudière–Basses-Laurentides

Le reste de l’histoire fait objet d’un litige qui sera entendu devant les tribunaux. Il oppose notamment la Ville de Blainville et le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), qui a refusé de s’impliquer dans la saisie des 106 chiens chez Bouchard Bulldog par le service de police en avril.

Au centre de l’affaire, un élevage de bouledogues anglais, une race canine particulièrement fragile, issue de croisements intensifs qui la prédisposent aux problèmes respiratoires, aux infections cutanées et à une foule de problèmes génétiques. En Norvège, le Tribunal en a interdit temporairement l’élevage en 2022, estimant que la pratique imposait à ces chiens des souffrances incompatibles avec sa loi sur le bien-être des animaux. La Cour suprême a depuis cassé ce jugement, mais imposé des règles encadrant les croisements.

Au Québec, où la race connaît un regain de popularité, aucune loi ni aucun règlement n’en interdit l’élevage. Les chiots, souvent vendus entre 5000 $ et 10 000 $, trouvent preneur avant même d’être sevrés.

Plaintes précédentes « non fondées »

La maison de Blainville utilisée comme pouponnière par Bouchard Bulldog n’était pas inconnue du MAPAQ. Le Ministère l’a inspectée en 2021 et 2022, à la suite de plaintes faites par deux personnes en conflit juridique contre Brigitte Bouchard.

PHOTO FOURNIE PAR BOUCHARD BULLDOG

Bouledogues anglais et français de Bouchard Bulldog

Les plaignants lui reprochaient, à elle et à sa famille, d’être des « professionnels de la fraude » qui exploitent une « usine à chiots » dont les animaux souffrent de « consanguinité » et de « tares génétiques », selon un rapport de plainte obtenu par La Presse en vertu d’une demande d’accès à l’information.

« Tous les chiens semblent en bon état général […] dossier clos », a conclu le rapport d’inspection de mars 2021, dans lequel le MAPAQ soulignait que la plainte était « non fondée » et que les éleveurs ont été « très coopératifs ».

L’inspectrice avait alors compté 16 chiens sur place.

Chicane entre Blainville et le MAPAQ

Deux ans plus tard, c’est 106 chiens que les policiers de Blainville ont découverts dans la résidence, en répondant à une nouvelle série de plaintes anonymes déposées cette fois-là à la municipalité. La dénonciation concernait des aboiements et un nombre de chiens excédant la limite de trois prévue par le règlement municipal.

En arrivant sur place, constatant un « nombre effarant de chiens et visiblement de la négligence à leur égard », un policier patrouilleur a immédiatement contacté le MAPAQ pour réclamer son intervention, indique une mise en demeure que la Ville a adressée au MAPAQ. « Nous ne comprenons pas comment vous avez pu délivrer un permis d’élevage de 50 chiens pour une adresse résidentielle dont le zonage ne permet pas l’élevage de chiens à l’intérieur de la résidence », déplore la municipalité, qui tient le Ministère « entièrement responsable des frais » liés à la saisie.

PHOTO TIRÉE DU DOSSIER DE COUR

À leur arrivée, les policiers municipaux de Blainville disent avoir constaté la présence de plusieurs cages empilées et une « insalubrité flagrante et généralisée ».

Le MAPAQ a refusé d’intervenir en disant n’avoir « aucun pouvoir lui permettant de faire exécuter un mandat de perquisition demandé et obtenu sur la base d’un règlement municipal », lit-on dans sa réponse à la mise en demeure.

Plusieurs photos prises par les policiers lors de la saisie montrent des excréments sur les planchers de la maison. Les agents ont observé « dès leur entrée » une « insalubrité flagrante et généralisée » et une « odeur soutenue d’un mélange d’excréments, d’urine et de chiens mouillés et souillés, au point où les agents ont de la difficulté à demeurer à l’intérieur », allègue une poursuite intentée par la municipalité contre Bouchard Bulldog et le MAPAQ pour récupérer plus de 50 000 $ de frais de garde et de vétérinaire versés à la SPCA.

PHOTO TIRÉE DU DOSSIER DE COUR

L’une des photos prises par les policiers de Blainville lors de la saisie des bouledogues

Le rapport vétérinaire fait par la SPCA dans les heures qui ont suivi note aussi que les chiens avaient le « pelage souillé de selles et/ou d’urine ». Plusieurs avaient également des signes d’otite ou de conjonctivite, des griffes longues et plusieurs autres problèmes « nécessitant un suivi vétérinaire ».

Manque d’espace « drastique »

Dès le lendemain, la SPCA Lanaudière–Basses-Laurentides a demandé l’aide du public sur Facebook, disant être « drastiquement en manque d’espace dans [son] chenil » à cause de la « situation urgente » provoquée par la saisie. « Nous avons un grand besoin de cages et de nourriture pour chien à base de poisson », a alerté l’OBNL.

« C’est d’une tristesse inouïe », affirme l’avocate Anne-France Goldwater, connue pour avoir plaidé plusieurs dossiers concernant le bien-être animal, et qui n’est pas impliquée dans cette affaire. Elle estime que la saisie menée « en l’absence d’une urgence évidente » aurait dû être mieux planifiée.

Avant de saisir ces animaux-là, il faut s’assurer d’avoir suffisamment de monde pour s’en occuper adéquatement, d’avoir des familles d’accueil, par exemple, ou de parler à d’autres refuges.

L’avocate Anne-France Goldwater

« D’un autre côté, garder 106 chiens dans une maison, ce n’est pas dans l’intérêt de l’animal. Dès qu’il y en a un qui attrape une maladie contagieuse, les autres vont tous l’attraper. On ne penserait jamais mettre autant d’enfants dans un endroit aussi petit qu’une maison », ajoute MGoldwater.

Dans la foulée des évènements, Mme Bouchard, son mari, ses deux fils et ses deux brus, impliqués à différents degrés dans l’élevage, ont été visés par un mandat d’arrêt pour cruauté envers les animaux et complot, deux chefs d’accusation criminelle. Le DPCP a toutefois demandé un arrêt du processus, deux mois après la saisie. Le dossier est toujours à l’étude pour d’éventuelles accusations pénales, affirment plusieurs sources.

Brigitte Bouchard, qui reconnaît qu’elle avait trop de chiens, estime que son entreprise aurait dû s’en tirer avec une amende, et que la Ville aurait dû lui donner un délai pour se conformer.

« Ils ont agi en cowboys », tonne la femme d’affaires.