Décidément, le clivage est dans l’air du temps et attire sans cesse de plus en plus d’adeptes.

Plutôt que de mettre les efforts pour parvenir à comprendre des situations et des enjeux complexes, en gardant l’esprit ouvert, notre penchant pour la facilité et la simplification prend le dessus, quitte à bafouer au passage les droits de plusieurs segments de la population québécoise et maintenir en place des œillères bien rigides qui empêchent de prendre pleinement la mesure des faits. Le projet de loi 96 est un exemple de ces initiatives qui carburent à une telle division, et il risque fort d’aller à l’encontre des buts recherchés.

Le mantra répété sans cesse par le ministre Simon Jolin-Barrette, et ce, peu importent les points de vue et les arguments des opposants à ce projet de loi, est que le français est en déclin au Québec.

Ce mantra est si bien ancré dans notre inconscient collectif que toute tentative de le remettre en question est taxée de jovialisme ou d’hérésie.

Le français est et sera toujours une langue fragile au Canada et en Amérique du Nord. Il nécessitera toujours une vigilance de notre part afin de le protéger, le valoriser et le promouvoir. Mais associer le recul du poids démographique de la population de langue maternelle française ou parlant le français le plus souvent à la maison au déclin du français relève non seulement de l’ethnicisme, mais aussi d’une interprétation très sélective, pour ne pas dire partiale, de l’évolution des comportements linguistiques au Québec et à Montréal tout particulièrement.

Contrairement à une idée reçue, la Charte de la langue française n’a jamais eu pour objectif d’infléchir les comportements linguistiques dans l’espace privé. Or, ce qui fait constamment dire à nombre d’analystes ainsi qu’au ministre responsable de la Charte que « le français est en déclin » s’appuie en grande partie sur une lecture réductrice des comportements dans la sphère privée et d’une cécité volontaire devant les nombreux résultats plus nuancés et positifs concernant l’évolution de la situation du français dans la sphère publique québécoise, celle-là même visée par la Charte. C’est ce qui est ressorti clairement du colloque de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone qui s’est tenu à Québec les 10 et 11 mai derniers et qui avait pour titre « Quels indicateurs et à quelles fins ? – Regard interdisciplinaire sur la “mesure” de l’évolution de la situation linguistique et de l’usage du français au Québec » 1.

Influencé par les propos, les reportages et les écrits alarmistes et catastrophistes sur la situation du français au Québec, le discours public sur la langue s’est construit de sorte à alimenter une inquiétude au sein de la population au point de ne plus être en mesure de remettre en question ce qui est d’abord et avant tout le résultat d’un parti pris méthodologique.

Devant le clivage et les divisions que suscite le projet de loi 96 et sachant la nécessité de renforcer la vitalité du français au sein de l’ensemble de la société québécoise, on devrait plutôt, pour utiliser les mots si justes de Rachida Azdouz, passer d’« une rhétorique de l’injonction et de l’interdiction à une rhétorique de l’invitation et de la proposition ».

Il semble en effet de plus en plus évident que la pérennisation du fait français au Québec ne sera possible que grâce à une collaboration étroite avec les communautés d’expression anglaise et non contre elles. Le vivre-ensemble linguistique ne saurait y être harmonieux dans l’avenir si des ponts ne sont pas jetés entre les communautés d’expression française et anglaise et si l’on ne reconnaît pas les contributions importantes de ces dernières au développement culturel, social, intellectuel et économique de l’ensemble de la société québécoise.

Bien qu’il n’y ait qu’une langue officielle au Québec, l’anglais n’y est ni une langue étrangère ni une menace à notre identité québécoise en mouvance, en interinfluence, de plus en plus plurilingue, diversifiée et aux multiples contours.

En retour, la collectivité d’expression anglaise se doit de contribuer activement à une meilleure intégration de ses membres au sein de la société québécoise de langue française tout en reconnaissant leur droit de développer une diversité de rapports avec la seule langue officielle de la province. Elle doit également reconnaître que l’unilinguisme important de ses membres (34 % ou 372 000 personnes lors du recensement de 2016) alimente sans aucun doute les craintes d’un pan important de la population de langue française quant à l’avenir du français à Montréal. Dans le contexte actuel, il est plus que nécessaire d’envisager des mesures qui protègent les intérêts de la majorité de langue française, mais qui protègent également ceux de la minorité de langue anglaise définie selon des critères inclusifs et reconnus par cette collectivité elle-même, pas selon une conception rigide, statique et archaïque.

L’accroissement de la présence et du rayonnement du français au Québec depuis l’adoption de la Charte de la langue française, en 1977, ne s’est pas fondé sur le postulat d’un affaiblissement du pouvoir d’attraction de l’anglais. Et pour emprunter les mots de l’historien Jocelyn Létourneau, « l’exclusivisme d’une seule langue d’usage dans la métropole relève de l’utopie, aujourd’hui comme hier ».

À quand la tenue d’états généraux sur un réel dialogue et une coopération avec les collectivités d’expression anglaise pour assurer la pérennité du français au Québec tout en reconnaissant l’existence légitime de l’anglais ? L’avenir du vivre-ensemble linguistique en dépendra.

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