Le 28 mai 2013, Nelson Mandela était hospitalisé et le monde entier était à son chevet. Ce même jour, je m’apprêtais à gravir vaillamment le mont Royal. J’avais bien serré mes lacets et ajusté mes écouteurs, j’étais même un peu intimidée à l’idée de rentrer dans l’intimité de ce grand homme, mon idole !

L’émission Ideas de CBC, que je m’apprêtais à écouter, a eu la merveilleuse idée de présenter The Mandela Tapes, 50 minutes d’entrevues tirées des 50 heures d’enregistrement gardées à Johannesburg, comme un trésor national, par les archivistes du Nelson Mandela Center for Memory. Ideas est la première émission de radio au monde à avoir eu un accès complet à ce témoignage exceptionnel.

De 1992 et 1996, le journaliste Rick Stengle a suivi Mandela avec sa petite machine à cassettes pour capter les propos qui allaient servir à l’écriture de Long Walk to Freedom, l’autobiographie du fondateur de la nouvelle Afrique du Sud.

Le contexte de ces enregistrements était très tendu. Mandela sortait de 27 ans de prison, il était à la tête d’une organisation (l’ANC) qui venait d’être légalisée. Les hommes de l’ANC rédigeaient la Constitution et préparaient les élections qui allaient balayer le système d’apartheid. Mandela savait qu’il risquait de se faire assassiner à n’importe quel moment…

Pourtant, chaque matin, entre 6 h et 6 h 30, durant deux ans, Mandela se prêta religieusement à cet exercice. Il comprenait l’importance de faire de sa biographie un legs et une source d’inspiration pour les jeunes générations partout dans le monde.

Dans ses propres mots, il nous raconte sa vie comme on ne l’a jamais entendue :

« UMNTU », il prend le temps de bien prononcer : « OUUUM TU ». Un concept d’empathie au cœur de la pensée de Mandela, qui veut dire qu’un être n’est humain que grâce aux autres humains. Dans la culture sud-africaine, explique-t-il, les gens n’accordent leur confiance à un leader que s’ils ont le sentiment qu’il peut partager leur ressenti et leur façon de percevoir les choses. « C’est spirituel et émotionnel ; ce n’est pas juste politique. » En clair, il s’agit de se mettre constamment à la place des autres. On comprend dès lors pourquoi l’égo n’avait pas grande place dans la vie de celui que l’on appelait affectueusement Madiba !

Mandela relate des bouts de son enfance, comme l’anecdote de sa circoncision, qui le marquera à jamais. Cette cérémonie nocturne immémoriale se déroulait dans la forêt et avait pour fonction d’enseigner aux garçons l’art de maîtriser leurs peurs et de se forger un mental de guerrier. Après avoir subi l’épreuve de l’ablation, le circoncis devait ignorer sa douleur et aller enterrer son prépuce en criant : « Je suis un homme ! »

La peur, il s’en débarrassera aussi en rentrant en prison.

Il explique à son intervieweur comment la prison l’a libéré de ses oppresseurs. « Une fois que vous vous êtes affranchi de la peur du tortionnaire, il n’a plus aucune emprise sur vous. On s’habitue alors plus facilement aux travaux forcés, à la faim, à l’isolement et aux mauvais traitements… Le corps humain à une capacité d’adaptation insoupçonnée, spécialement lorsque vous êtes convaincu que vous êtes dans le camp de la justice et du bien. Il s’opère alors une connexion quasi miraculeuse entre votre force spirituelle et votre corps ! »

Sa voix se brise lorsqu’il évoque certaines épreuves particulièrement difficiles : la mort de son fils aîné, annoncée par un simple fax, et le refus des autorités de lui permettre d’assister à ses funérailles. L’insoutenable sentiment d’impuissance face aux harcèlements policiers et administratifs incessants dont était victime Winnie, sa jeune femme. « Je ne pouvais rien faire pour l’aider », se désolait-il, des années plus tard…

Mandela désarme les gens en choisissant de ne pas être leur ennemi. D’un naturel déconcertant, il explique comment il est parvenu à ne pas se laisser engloutir par le ressentiment et la haine.

Le point culminant de cette philosophie politique a été atteint lorsqu’il a reçu, dans sa cellule, Pieter Willem Botha, premier ministre de l’abject système d’apartheid qui gouvernait alors l’Afrique du Sud. « Ce jour-là, dira Mandela, on n’avait soulevé aucune question sérieuse et la rencontre fut très agréable. »

C’est ainsi que l’homme, qui représente 300 ans de discrimination raciste la plus pernicieuse de l’histoire du monde « civilisé », finit par prendre une tasse de thé avec le « prisonnier le plus populaire au monde » pour amorcer le processus de paix et de réconciliation dans une cellule de prison.

Mort un 5 décembre, Mandela a été rejoint, le 26 décembre dernier, par l’autre légende sud-africaine, son vieil ami Desmond Tutu, avec lequel il a collaboré pour créer la « nation arc-en-ciel ». Une sorte de retrouvailles posthumes entre deux grands humanistes qui sont, à mon avis, ce que l’humanité a produit de meilleur.

Puissent leur sagesse et leur amour de la paix inspirer les dirigeants d’aujourd’hui et ceux de demain !

P. S. Ce jour-là, je n’ai senti aucun effort à escalader le mont Royal ; j’étais en Afrique du Sud avec Nelson Mandela !

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