J’ai récemment vu le documentaire Dehors Serge dehors. Il porte sur la conjointe, la fille et les voisins de Serge Thériault, qui sont tous ses proches aidants alors qu’il vit une dépression l’ayant conduit à ne pas sortir de chez lui pendant six ans. M. Thériault a consenti au documentaire, mais ne souhaitait pas y apparaître. On ne le voit que brièvement à la fin, alors qu’il a décidé d’aller consulter et qu’il semble aller mieux.

Le film se conclut donc sur une note d’espoir. Je l’ai beaucoup apprécié. Il traite d’un sujet important mais rarement abordé : le vécu des proches aidants de personnes atteintes de troubles mentaux, leur souffrance à eux, leur sentiment d’impuissance, leur rôle crucial, leur générosité, leurs limites… C’est touchant et conforme à la réalité.

Puis, j’ai vu passer plusieurs commentaires sur ce documentaire qui dénotaient des stéréotypes au sujet des troubles mentaux, et je crois potentiellement utile de les présenter ici en y ajoutant des explications :

« À l’époque, je pensais connaître Serge, mais non. Comment croire que quelqu’un qui nous faisait tellement rire pouvait cacher pareille souffrance ? »

M. Thériault ne cachait fort probablement rien à l’époque. La dépression est un trouble épisodique. Certaines personnes font un seul épisode au cours de leur vie, d’autres en font plusieurs entrecoupés de périodes de rémission. Mais entre les épisodes, ils n’ont pas de symptômes, ne souffrent pas outre mesure, fonctionnent normalement et n’ont aucune tare ou anomalie cachée. On peut donc très bien être une personne guillerette, comique, un bon vivant, et faire des épisodes dépressifs au cours de sa vie.

La comparaison avec la maladie physique est toujours utile pour mettre en lumière les stéréotypes au sujet des troubles mentaux. Si vous rencontrez quelqu’un et que quelques années plus tard, il développe une arthrite rhumatoïde, il ne vous « cachait » pas un quelconque mal qui le rongeait en silence au moment de votre rencontre. Il n’était juste pas encore malade.

À partir du moment où quelqu’un a un diagnostic de trouble mental, on considère souvent qu’il n’est plus que ça, que quelque chose d’étrange et de différent des autres a toujours existé en lui, que tous ses comportements sont déterminés par sa condition. Mais c’est faux. En dehors de leurs périodes symptomatiques, les personnes qui font des dépressions sont des gens ordinaires qui agissent en fonction de leur personnalité singulière, comme vous et moi.

« Serge Thériault ne peut pas avoir donné un consentement éclairé au documentaire parce qu’il était en dépression. »

On ne peut pas présumer que quelqu’un est inapte à prendre des décisions parce qu’il souffre de dépression. Il y a des troubles mentaux qui peuvent altérer sévèrement le jugement des gens, en particulier la psychose, la manie et la dépression psychotique ou mélancolique. Pour les autres troubles, l’altération du jugement est possible, mais plus limitée et nuancée. On peut faire une dépression et comprendre tout de même très bien les implications d’un documentaire sur nos proches aidants.

Il n’est pas rare que les gens souffrant de troubles mentaux, en plus d’être diabolisés et ostracisés, soient infantilisés. On les traite comme s’ils étaient devenus des incapables, alors qu’il y a beaucoup de sphères décisionnelles dans leur vie qui ne sont pas affectées par leur condition.

« Faire un film sur un homme en dépression, c’est de l’abus », « Exposer ainsi la souffrance de quelqu’un ne peut que l’y enfoncer davantage ».

Encore ici, je décèle du paternalisme. On perçoit M. Thériault comme forcément inconscient de ce qui se passe, en proie à des documentaristes opportunistes et à des proches insensibles qui, en collaborant à ce film, le dénigrent et lui nuisent.

Parlerait-on ainsi d’un documentaire sur les proches aidants d’un artiste atteint d’un cancer ? Non. Or, il n’y a rien de plus honteux à souffrir de dépression que de cancer : ce n’est pas davantage la faute de la personne qui en est atteinte et il n’y a pas de souffrance plus noble que d’autres. Le préjugé ici est de croire qu’on ne peut raisonnablement qu’avoir honte de notre douleur quand on souffre d’un trouble mental.

Au cours de ma vie, j’ai accompagné des gens qui ont parlé publiquement de leur dépression, de leur maladie bipolaire, de leur schizophrénie… Ils ont pris cette décision pour faire connaître leurs maladies afin que ceux qui en souffrent se sentent moins seuls et que les préjugés diminuent, ainsi que pour transcender la honte que la société leur fait porter. L’expérience a, en général, été positive pour eux.

« Je n’irai pas voir le documentaire, je préfère me rappeler le Serge gentil et le grand comédien. »

Les gens qui font des dépressions ne sont ni moins ni plus gentils que les autres… ce sont des êtres humains. Or, chaque être humain a un côté lumineux (ses talents, ses succès, ses qualités…) et un côté sombre (ses blessures, ses limites, ses périodes dysfonctionnelles…). La souffrance ne se limite pas aux troubles mentaux. Dans la vie, nous traversons tous des périodes difficiles durant lesquelles nous perdons nos moyens (deuils, séparations, échecs professionnels…). La douleur est universelle et tout aussi constitutive de qui nous sommes que nos joies et nos réalisations. Elle n’est pas non plus vaine ni stérile : on peut croître dans la souffrance, devenir plus empathique à la détresse des autres, développer de la résilience, découvrir des parties sous-développées de nous-mêmes et les faire évoluer…

Personnellement, si quelqu’un souhaitait se souvenir uniquement de mes moments de rayonnement dans la vie, en occultant mes périodes vulnérables, je préférerais qu’il me raye complètement de sa mémoire. Je ne suis pas un demi-humain ni la moitié de ma vie, je ne suis pas seulement ce qui fait plaisir aux autres, je ne me résume pas à mes réussites, je ne souhaite pas avoir honte de la partie fragile de moi ni être entourée de gens que cette vulnérabilité met mal à l’aise.

Avant de voir le documentaire, j’avais une grande admiration pour Serge Thériault. Je l’ai aimé dans Ding et Dong, La petite vie, et sa performance dans Gaz Bar Blues est une des interprétations dramatiques les plus magistrales que j’aie vues au cinéma. En sortant du documentaire, j’avais encore plus d’admiration pour lui, pour toute la douleur qu’il a endurée, pour le courage d’exposer ainsi sa vulnérabilité au public après avoir tant rayonné. Et j’avais le cœur touché et ouvert par la souffrance, également immense, de ses proches qui font de leur mieux dans le contexte, malgré leur peine, le temps, les moments de découragement.

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