Il y a 10 ou 15 ans, ça passait sous silence. Périodiquement, tel ou tel spectacle de hip-hop était annulé dans un petit bar perdu, parce que la police l’avait demandé, prétextant que l’artiste s’y produisant avait des liens avec le crime organisé, ou encore qu’il glorifiait la violence dans ses textes.

Je lisais ce genre de chose sur le forum du site spécialisé en rap hhqc.com, et je me prenais la tête dans les mains, en me disant : « ciel qu’il y a du chemin à faire pour la légitimation du hip-hop au Québec ». Ça ne faisait pas de grandes vagues, c’était banalisé, presque normal.

Il y a deux ans, j’ai sorti un livre intitulé Philosophie du hip-hop. Dans sa préface, le rappeur Webster parlait du fait que ma démarche injectait de la crédibilité intellectuelle dans ce mouvement artistique. J’en rougissais, sincèrement. Est-ce que le hip-hop québécois avait besoin de moi pour être légitimé, de quelque manière que ce soit ? Le mot « philosophie » et un cours donné au cégep, est-ce que ça a vraiment servi le hip-hop, au Québec ? Celui que j’aime qualifier de conscience morale du rap québécois affirmait que oui, et je m’enorgueillissais de participer, même juste un peu, à l’installation de cette culture à sa juste place, soit au centre de l’actualité culturelle d’ici, pas en page 8, mais en une de la section des arts, pas dans un petit bar miteux, mais sur les plus grandes scènes que nous avons.

Jeudi, j’avais l’impression que mon modeste travail en ce sens était terminé. Dans les deux dernières années, j’ai été invité à prendre la parole très souvent sur le hip-hop, et je sentais les choses bouger rapidement. D’abord les rappeurs de rue plus durs, puis les femmes, et enfin la communauté LGBTQ+ : tous ceux dont on ne parlait pas assez dans le rap québécois prenaient le devant de la scène. Peu à peu, j’ai pensé à prendre du recul, pour ne pas profiter indûment de cette culture que je ne voulais que mieux comprendre, à la base. J’ai commencé à refuser des invitations à jaser rap, pour céder ma place aux artisans de la culture elle-même, dont une récente invitation au festival LVL UP justement, qui a été annulé cette semaine pour les mêmes raisons qu’on évoquait pour les petits shows d’il y a 15 ans.

Seulement maintenant, ça ne passe plus. Le Rubicon a été traversé, et la police ne peut nous faire revenir en arrière ainsi.

Chère police de Laval, si vous insistez pour dénigrer cette culture que je croyais maintenant acceptée comme faisant partie intégrante de l’identité culturelle québécoise, je continuerai à la défendre comme telle, bec et ongles, parce que c’est par des actions comme les vôtres que le tissu social souffre – et non pas à cause de chansons.

Chers policiers, vous venez de brûler des livres, et j’espère que mes amis à droite du spectre politique, qui n’ont pas tardé à mordre à pleines dents sur l’os que leur a lancé cette « gardienne du savoir autochtone » patentée la semaine dernière, le verront. C’est la même chose : de la culture bêtement bannie au lieu d’entrer en dialogue avec elle, ce qui ne fait que jeter de l’huile sur le feu de la polarisation sociale.

J’écoute souvent du Pop Smoke. C’est un rappeur aux paroles extrêmement violentes, tué il y a un an et demi par des rivaux. J’écoute aussi souvent du Joni Mitchell et du Glenn Gould. J’ai 41 ans, je suis blanc, et j’enseigne la philosophie. C’est comme ça, et je ne suis pas le seul. Le hip-hop n’est plus cette affaire de jeunes facilement discrédités que ça a déjà été, c’est l’affaire des parents de mes étudiants aussi, dont l’un a nommé son fils Rakim, dans une de mes classes il y a quelques années, en l’honneur du grand et stoïque rappeur.

Quand j’ai sorti ce livre, on ne m’a pas parlé de ce rappeur-là en entrevue, par contre. On voulait parler de Tupac, mort sous les balles il y a exactement 25 ans, et tranquillement ça a commencé à me déranger.

Disons-le, répétons-le, il y a tout ça dans le rap : le stoïcisme et le machiavélisme, l’hédonisme et l’ascèse, l’art de la guerre et la paix de l’âme. Vouloir ne garder que le rap « gentil » et exclure celui qui parle d’armes à feu est impossible, à moins de vouloir bannir YouTube dans son ensemble.

Ces dernières années, les programmateurs de plusieurs festivals québécois ont compris que leur pertinence et leur pérennité passaient par ce constat, mais il semblerait qu’il faille expliquer les choses à la police, ce qui n’est pas une première dans l’histoire du rap. Alors voici : vous n’avez aucune autorité sur la culture, à moins que celle-ci commette un crime. Et on ne trouvera aucun texte de chanson d’aucun artiste à la programmation LVL UP qui commet un crime.

Quand j’écoute Pop Smoke, ces jours-ci, je me pose cette question : qu’est-ce que je ferai, quand mon fils écoutera de la musique comme ça, un jour ? Et je me réponds : nous discuterons. De la limite entre la glorification de la violence et le simple reflet du monde dans les paroles, et des liens entre un artiste et son œuvre dans une optique de responsabilité sociale. C’est une discussion pour les pères, les fils, les mères et les filles. Pour les professeurs et les étudiants, et surtout pour les étudiants entre eux. Mais pas pour vous. S’il vous plaît, tassez-vous du chemin des festivals, restez de l’autre côté de la clôture, à côté du détecteur de métal, et faites pression sur les gouvernements pour un meilleur contrôle des armes à feu, au lieu de blâmer la musique pour la mort qui prolifère.

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