Je voudrais vous parler de cette expression très réductrice qui semble vraiment redevenue à la mode. En cause, dans ces temps de turbulences postélectorales américaines, chaque fois que j’ouvre CNN, il y a un analyste pour aborder le bordel qui règne à la Maison-Blanche en parlant d’une situation digne d’une république bananière. Or, depuis toujours, la charge discriminatoire de cette expression me dérange.

En ces temps où le politiquement correct est presque devenu une religion, son caractère réducteur détonne encore plus. C’est comme si tous ces analystes politiques américains regardaient les pays du Sud en se disant qu’un président mentalement dérangé aux idées erratiques et à la pensée totalitariste comme Donald n’est digne que d’un pays où poussent des bananiers. Autrement dit, quand la désorganisation, la corruption et les coups fourrés politiques sont omniprésents, les bananiers et le mépris pour les terres où ils poussent ne sont jamais loin.

Pourtant, la corruption et les magouilles politiques sont largement présentes en Amérique et ailleurs en Occident. Seulement, pour les rendre plus acceptables, on a tendance à poétiser les termes utilisés pour les désigner. On parlera par exemple de lobbying, de manœuvre électorale, de retour d’ascenseur, de financement occulte, de caisse électorale, etc.

D’ailleurs, quand on retourne dans un passé pas très lointain, on réalise que cette formule doit beaucoup à l’impérialisme yankee.

En effet, lorsque l’écrivain américain William Sydney Porter a inventé l’expression « républiques bananières » en 1904, il résidait au Honduras. C’était à l’époque où le grand trust américain de la banane, la United Fruit Company, régnait en maître absolu en Amérique centrale, et son président, Sam Zemurray, racontait ironiquement qu’il était bien plus facile d’acheter un député au Honduras que de se payer une mule. Donc, la compagnie américaine a contribué significativement à la bananisation de l’Amérique centrale en s’y implantant grâce à un savant mélange de corruption, de pressions politiques, de répression militaire des révoltes de travailleurs et même de coups d’État.

PHOTO JUAN KARITA, ASSOCIATED PRESS

« L’Amérique d’hier est un acteur important de la bananisation supposée de ces républiques qu’elle méprise lexicalement aujourd’hui », écrit Boucar Diouf.

L’Amérique d’hier est donc un acteur important de la bananisation supposée de ces républiques qu’elle méprise lexicalement aujourd’hui. La mémoire humaine, dit justement la sagesse populaire, est une faculté qui oublie.

On ne peut pas le nier, les pays en développement connaissent leur lot de problèmes systémiques, mais cela n’enlève en rien le caractère condescendant de cette expression qu’on dégaine régulièrement en pointant un doigt vers ces nations.

Imaginez si, partout sur la planète, après la commission Charbonneau, on utilisait l’expression « république de sirop d’érable » chaque fois qu’on voudrait parler d’un système de crosse bien huilé. On serait les premiers à dire : « Bon ben là, c’t assez, là. »

C’est d’ailleurs la même condescendance qui a amené l’ambassadeur du Mexique à rappeler cette semaine les conservateurs d’Erin O’Toole à l’ordre. En cause, pour critiquer le gouvernement Trudeau sur le dossier des vaccins, la députée conservatrice Michelle Rempel a pris le Mexique en contre-exemple. Comment ? Désireuse de mieux souligner la grande incompétence présumée des libéraux, elle s’est offusquée à de nombreuses reprises en Chambre de constater que le Mexique allait commencer à vacciner sa population avant le Canada. Autrement dit : « Comment pouvez-vous être si mauvais, vous les libéraux, que même le Mexique est devant vous ? » Vous comprenez donc que devant une telle irrévérence, l’ambassadeur du Mexique au Canada ne pouvait pas rester silencieux. Il a répondu avec délicatesse sur Twitter, mais je suis certain qu’en son for intérieur, il devait penser : « On peut dire qu’ils ne se prennent vraiment pour de la marde, ces conservateurs ! »

C’est aussi la même condescendance qui amène des entreprises à but très lucratif déguisées en apôtres de la mendicité internationale comme WE Charity à proposer à de jeunes blancs occidentaux sans aucune expertise ni expérience particulière d’aller en l’Afrique pour aider des communautés à réaliser des projets, comme construire une classe ou une petite école. Un paternalisme colonialiste qui revient à voir ces gens comme des populations si démunies et incapables qu’ils mettraient leur salut entre les mains d’ados qui n’ont jamais rien fait de leur vie à part piocher du minerai sur Minecraft et construire des mondes virtuels.

C’est aussi la même condescendance qui a amené au tout début de la pandémie l’OMS et beaucoup de spécialistes de la santé du G7 à anticiper une catastrophe sans précédent pour l’Afrique. Désolé, mais la catastrophe n’a pas eu lieu. Maintenant, quand on écoute les mêmes prophètes de malheur sur le même sujet, ils essayent tous de trouver des explications de la performance des pays africains face à la COVID-19 ailleurs que dans leurs capacités, leur expérience épidémiologique et leur travail organisationnel. Comme le rappelait récemment mon compatriote sénégalais Felwine Sarr, les nations européennes ne veulent pas reconnaître pour une fois qu’elles avaient peut-être des choses à apprendre de certains pays d’Afrique pour ce qui est de la lutte aux épidémies. C’est aussi ça la partie bien cachée dans cette expression que l’on dégaine en regardant vers le Sud : une république bananière.

Bon, je sais que la grande majorité des gens qui utilisent cette formule ne nourrissent aucune arrière-pensée ou préjugé envers ceux qui côtoient les bananiers. Mais il est tout de même important de rappeler qu’on ne peut pas continuer à bananiser le mépris, car cette expression transporte une certaine charge colonialiste, néocolonialiste, impérialiste.

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