Quand il a écrit pour un projet scolaire In Moonlight, Black Boys Look Blue, un récit inspiré de sa propre histoire, Tarell Alvin McCraney était loin de se douter qu'en plus de devenir lui-même l'un des plus importants dramaturges américains, un film - Moonlight - pourrait un jour lui valoir un Oscar.

Il a grandi dans le quartier Liberty City de Miami, un endroit où la vie est souvent un combat. Sa mère était une junkie. Elle est d'ailleurs morte du sida il y a quelques années. Cet Afro-Américain a aussi dû apprendre très tôt à composer avec son homosexualité, dans une communauté où l'idée même de la masculinité ne laisse guère de place aux nuances. Même si, aujourd'hui, Tarell Alvin McCraney est l'un des dramaturges les plus célébrés, sa fragilité intérieure n'en reste pas moins présente.

La nouvelle ère dans laquelle viennent d'entrer les États-Unis, désormais dirigés par un certain Donald Trump, ne lui inspire guère confiance non plus.

Au cours d'un entretien téléphonique accordé à La Presse, tout juste la veille du jour où il a appris que le scénario qu'il a coécrit avec le cinéaste Barry Jenkins était en lice aux Oscars, l'auteur ne cachait pas sa préoccupation. Cependant, il trouvait aussi stimulant le mouvement de résistance qui est en train de prendre forme.

«En tant qu'homme noir et en tant qu'homme gai, j'ai toujours été en alerte à propos des préjugés. La différence, aujourd'hui, c'est que tout le monde autour est aussi en alerte. Je sens que les gens sont maintenant plus à l'écoute. Toutes ces nouvelles restrictions, imposées par décret, rendent encore plus vulnérables les gens déjà vulnérables dans nos communautés. En tant que société, nous nous définissons par la manière dont nous traitons les plus faibles. Dans ce contexte, je sens que ma responsabilité est de tout faire en sorte pour que ces gens soient le moins atteints possible.»

Mettre de l'ordre dans le chaos

Tarell Alvin McCraney a commencé à écrire à l'âge de 13 ans. Il n'a jamais cessé depuis. «Je suis devenu artiste pour mettre de l'ordre dans le chaos, dit-il. Autant le chaos ambiant que celui que je vis intérieurement.»

Aujourd'hui dramaturge émérite, membre en outre du Steppenwolf Theatre, mais aussi professeur de théâtre et d'engagement civique à l'Université de Miami, le coscénariste de Moonlight est bien conscient des défis qui attendent désormais les artistes, dans un contexte où ils sont souvent discrédités, parfois même par les classes dirigeantes.

«Mon travail est simple: raconter la meilleure histoire possible et tenter de toucher mes contemporains. En tant que prof, je tiens aussi à faire connaître des artistes que nous ne voyons pas nécessairement, et à leur offrir une tribune sur laquelle leur art peut s'exprimer.»

«Vous savez, poursuit-il, la volonté de discréditer les artistes ne date pas d'hier. Cela a toujours existé. Auparavant, on leur indiquait simplement cette désapprobation par un refus de financement. Maintenant, cette fin de non-recevoir est souvent accompagnée d'une parole dénigrante, de plus en plus désinhibée. Depuis toujours, l'art charrie des idées que certaines personnes peuvent trouver menaçantes, voire dangereuses, particulièrement dans les sociétés fascistes, ou régies par des lois très strictes. L'art occupe une position fragile et nous devons travailler fort à ce qu'il ait encore une bonne résonance. À vrai dire, l'art a un prix. Si vous le pratiquez, il vous en coûtera toujours quelque chose.»

Un rappel des blessures de jeunesse

Le succès - plutôt inattendu - de Moonlight a évidemment changé la donne dans le parcours personnel du scénariste. À ses yeux, il ne faudrait pas croire pour autant que la partie est gagnée.

«L'aspect le plus positif de ce succès réside sans doute dans un effet d'entraînement et dans le fait que les gens ayant vécu des choses similaires aux miennes ont droit à plus d'attention. Mais ça ne me donne pas confiance davantage. Je dirais même que je me sens encore plus vulnérable. En fait, l'histoire du film me ramène toujours à ce qu'il y a de plus sensible en moi. Je ne suis pas un revendeur de drogue, mais ça ne veut pas dire que je ne ressens pas les mêmes fragilités que le personnage.» 

«Écrire un scénario à propos des blessures que tu as vécues dans ta jeunesse n'élimine pas d'emblée ces souffrances.»

Après la controverse du #OscarsSoWhite, pendant laquelle l'Académie s'est fait grandement reprocher le manque de diversité dans ses sélections, Tarell Alvin McCraney se réjouit de la reconnaissance de nombreuses productions conçues et jouées par des artistes noirs cette année. 

«Est-ce une conséquence directe de la controverse de l'an dernier? demande-t-il. Je ne croirais pas. C'est un fait que cette année, j'ai vu plein d'oeuvres remarquables, réalisées par des artistes noirs, dans toutes les disciplines. Seulement au cinéma, il y a eu, en plus de notre film, Hidden Figures et Fences qui se sont distingués du côté de la fiction, et des oeuvres comme 13th ou I Am Not Your Negro du côté des documentaires. Je suis très mal placé pour dire si cette belle lancée continuera, mais je le souhaite. 

«Alors que nous entrons dans une époque très chaotique, marquée par l'inconnu, je souhaite aussi à tout le monde de trouver la paix», conclut-il.

______________________________________________________________________________

Moonlight, en lice dans huit catégories aux Oscars, est actuellement à l'affiche en version originale et en version française.

PHOTO SCOTT McINTYRE, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Barry Jenkins et Tarell Alvin McCraney (à droite).