Mon entrevue téléphonique avec Michael Moore, pour son nouveau film, Where to Invade Next, a été annulée une demi-douzaine de fois. Toutes les raisons étaient bonnes: sortie de son film retardée, puis reportée, hospitalisation du cinéaste pour cause de pneumonie, récupération plus lente que prévu. Certains films ont un accouchement plus difficile que d'autres. Cela semble être le cas pour Where to Invade Next, le premier film dit joyeux, voire jovialiste, d'un cinéaste pourtant réputé pour ses charges acerbes et incendiaires.

Immobilisé dans son appartement new-yorkais, Michael Moore a finalement composé le numéro de La Presse la semaine dernière, avant de tomber sur une charmante voix automatisée et francophone. Ne comprenant rien à ses instructions, le documentariste unilingue de Roger and Me et Bowling for Columbine a failli raccrocher avant d'avoir la présence d'esprit de composer mon numéro de poste. «Hi, this is Michael», a lancé la célèbre voix, mais avec moins d'aplomb qu'à l'accoutumée en raison de la maladie. Il n'y a pas que l'affaiblissement physique qui était en cause. Il y avait aussi une pointe de découragement, palpable dans le son même de la voix du cinéaste de 61 ans.

«Pourquoi pensez-vous que je n'ai pas sorti de film depuis six ans? Parce que je suis découragé par ce qui se passe dans mon pays. Les gens y sont maintenus dans l'ignorance et la peur. Et concrètement, ce que cela donne, c'est qu'il y a actuellement 300 millions d'armes à feu en circulation aux États-Unis. Trois cents millions!»

On comprend d'autant plus l'indignation de Moore qu'un de ses meilleurs films, Bowling for Columbine, sorti en 2002, était une charge à fond de train contre le lobby ultrapuissant des armes à feu aux États-Unis. Or, 14 ans plus tard, non seulement la situation ne s'est pas améliorée, mais elle est pire que jamais avec plus d'armes en circulation et plus de morts causées par ces armes. Michael Moore aurait aimé que ce film qui a connu un grand succès au box-office ait une réelle influence sur la société américaine. Ce ne fut pas le cas. En fin de compte, c'est comme s'il avait crié au loup pour rien.

Serait-ce la raison pour laquelle, après toutes ces années et tous ces films revendicateurs, Michael Moore a décidé de changer de stratégie et de nous montrer le bon côté des choses avec Where to Invade Next

«Exactement. J'en avais assez de m'attarder aux problèmes qui sont connus de tous, assez de me répéter. Au lieu de continuer à dénigrer mon pays, j'ai décidé d'aller voir ce qui se faisait de bien ailleurs et d'en faire le rapport aux Américains qui ne voyagent pas assez et qui pensent encore qu'ils sont les meilleurs du monde.»

Armé de sa caméra et accompagné d'une équipe réduite, Moore s'est donc promené un peu partout dans le monde, à la recherche de bonnes idées à importer. En fin de compte, il a retenu l'exemple de l'Italie et de ses sept semaines de vacances payées pour les travailleurs, de la France pour la bonne bouffe dans les écoles, de la Finlande pour la qualité du système d'éducation gratuit, de la Norvège pour le design des prisons et l'efficacité des programmes de réhabilitation et de l'Islande pour la forte proportion de femmes en politique. Trois pays ont été coupés au montage: l'Autriche, l'Estonie et le Canada.

«Je voulais faire l'apologie du système parlementaire canadien parce que je trouve que votre système est nettement meilleur que le nôtre. Vos campagnes électorales ne durent pas deux ans comme les nôtres. Vous avez plus que deux partis et vous votez encore avec un crayon à mine plutôt qu'avec un ordinateur qui permet toutes sortes de tours de passe-passe, mais bon, il fallait que je coupe quelque part, sinon le film aurait été trop long.»

Que le Canada ne figure pas dans son film n'est pas un crime ni un problème. Ce qui l'est davantage, c'est l'absence de toute critique à l'égard des pays présentés comme des modèles à suivre. Les travailleurs italiens ont beau avoir de longues vacances payées, l'Italie n'est pas exactement un modèle de gouvernance. Les premiers ministres y changent toutes les deux semaines, la corruption y est florissante et on ne parlera pas de la mafia. Mais Moore a préféré se cantonner dans sa vision idyllique de l'Italie et des autres pays. Pourquoi?

«Parce que ce qui va mal en Italie ou en France, ce n'était pas mon propos. Je suis très critique à l'endroit de mon propre pays, mais je n'avais pas envie d'être critique à l'endroit des autres pays. Il me semble que la dernière chose à faire quand on est américain, c'est d'aller ailleurs et de se mettre à critiquer ceci ou cela.»

Peut-être, mais un point de vue plus nuancé ou plus éclairé aurait été souhaitable. Et puis, pour peu qu'on ait voyagé dans le monde, pour peu aussi qu'on s'intéresse aux autres pays et aux autres cultures, Michael Moore ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. Il réplique qu'il s'adressait d'abord et avant tout à ses compatriotes, dont une vaste majorité n'ont jamais quitté le pays et n'ont toujours pas de passeport.

Je lui lance à la blague que l'élection de Donald Trump va peut-être changer la donne et déclencher un exil américain massif, mais la blague ne le fait pas rire. Il est convaincu que Trump a de très bonnes chances d'être le prochain président américain. Subitement, je comprends pourquoi Michael Moore a si envie de s'accrocher au bon côté des choses et de voir la vie avec des lunettes roses. Quand la réalité est trop déprimante, aussi bien la fuir comme on peut. 

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Where to Invade Next est présentement à l'affiche.