Charlie Kaufman aime aller là où on ne l'attend pas. Avec Anomalisa, le scénariste atypique de Hollywood réalise ainsi son premier film d'animation. Un accident de parcours, pourrait-on dire, qui vient ouvrir une nouvelle porte de son imaginaire!

Rappelez-vous les personnages incarnés par Nicolas Cage, Jim Carrey ou le regretté Philip Seymour Hoffman dans les films Adaptation, Eternal Sunshine of the Spotless Mind et Synecdoche, New York, et vous aurez une petite idée de la personnalité de Charlie Kaufman: discret, timide, un brin anxieux, pince-sans-rire, brillant.

Comme ses antihéros, le scénariste et réalisateur américain prétendra qu'il n'a pas grand-chose à dire, mais il se prêtera tout de même au jeu de la discussion.

Notez, le cinéaste de 57 ans, réputé pour ses scénarios étranges teintés d'humour et de tristesse, n'aime pas non plus donner d'explications sur ses films. On s'en est rendu compte durant la période de questions organisée à la suite d'une projection d'Anomalisa à Toronto, la semaine dernière.

Charlie Kaufman s'est amusé à relancer les questions aux spectateurs. «Comment vous, vous interprétez cette scène?», a-t-il répondu à une femme dans l'assistance. En quelques minutes, Kaufman posait les questions et les spectateurs donnaient leur point de vue. Le réalisateur était content.

Charlie Kaufman avoue que depuis la sortie de Synecdoche, New York, en 2008, son premier film à titre de réalisateur, il a eu de la difficulté à financer ses projets, malgré la qualité des acteurs qui y étaient liés. Celui qui a remporté en 2005 l'Oscar du meilleur scénario pour Eternal Sunshine... y va d'une succincte explication.

«Synecdoche n'a pas fait d'argent. C'est vrai que j'écris des trucs bizarres et puis, en 2008, quand la crise économique a frappé, Hollywood est devenu très conservateur.»

Kaufman ne s'est pas laissé décourager pour autant. «Je suis persuadé que si je confiais mes scénarios à d'autres réalisateurs, ils verraient le jour. J'avais une distribution d'enfer pour le scénario de mon film Frank or Francis, mais je n'ai pas réussi à le financer. Personne n'aurait refusé de le faire si c'était Spike Jonze [qui a réalisé deux de ses scénarios]. Ça me frustre, mais je n'abandonnerai pas.»

Genèse d'Anomalisa

Anomalisa a d'abord vu le jour au théâtre en 2005. Il s'agissait d'une pièce «radiophonique» écrite par Kaufman (sous le pseudonyme de Francis Fregoli), où les interprètes - Jennifer Jason Leigh, Tom Noonan et David Thewlis - lisaient leurs textes assis sur une chaise, tandis qu'un petit ensemble musical et un bruiteur partageaient la scène avec eux.

Cette comédie existentielle n'était absolument pas destinée au grand écran. C'est le studio Starburns, spécialisé dans les films d'animation en prise de vue image par image (stop motion), qui a pris contact avec le cinéaste.

Le financement a été laborieux. Charlie Kaufman et Duke Johnson, qui a coréalisé le film avec lui, ont même fait une campagne de sociofinancement sur le web, qui a rapporté 360 000$. Sans cet apport, le film n'aurait probablement jamais vu le jour, estiment les deux réalisateurs.

L'histoire

Anomalisa fait le récit de l'auteur et conférencier-vedette Michael Stone, de passage à Cincinnati pour prononcer un discours auprès d'un groupe de professionnels spécialisés dans le service à la clientèle. Mais notre homme, qui a laissé femme et enfant à la maison, s'ennuie. Dans sa chambre d'hôtel, il ne supporte pas d'être seul.

Par un curieux concours de circonstances - et une crise de panique épique -, il fera la connaissance de Lisa Hesselman, jeune vendeuse au physique ingrat, marquée d'une cicatrice au visage. C'est la seule qui aura une voix distincte des autres. Une voix qui séduira Michael Stone, notre homme étant persuadé d'être face à la femme de sa vie.

Anomalisa, contraction des mots «anomalie» et «Lisa», est le surnom affectueux que lui donne Michael.

Dans la pièce comme dans le film, Tom Noonan prête sa voix à tous les personnages (à l'exception de Michael et de Lisa). Toutes ces voix et tous ces visages semblables font allusion au syndrome de Fregoli, délire paranoïaque qui consiste à croire que tous les individus sont une seule et même personne.

Non, Charlie Kaufman ne souffre pas de ce syndrome. Le personnage de Michael non plus. «Il s'agit simplement d'une métaphore, explique le cinéaste, parce que le personnage de Michael ne voit pas les autres, il est déconnecté. Il ne les voit qu'à travers ce qu'ils font.»

Une esthétique unique

Évidemment, comme tous les projets de Charlie Kaufman, il n'était pas question que le film d'animation en stop motion soit semblable à tous les autres films d'animation du genre.

Un exemple? Le visage des marionnettes est divisé en deux parties qui s'animent de toutes sortes de façons pour créer des émotions (c'était le cas dans le film Coraline). Mais la couture qui sépare les deux parties n'a pas été effacée en postproduction, comme c'est habituellement le cas, ce qui leur confère une étrangeté toute kaufmanienne.

«L'esthétique des marionnettes et leur manière de se déplacer sont uniques», détaille Duke Johnson, qui a notamment réalisé la série Frankenhole, ainsi qu'un épisode de la série Community. «Nous avons voulu faire un film d'animation pour adultes. L'occasion de travailler avec Charlie, que j'adore, était idéale.»

Le tournage a été long. Très long. Environ une minute de film par semaine. La scène de sexe entre Michael et Lisa a nécessité six mois de tournage! «Cette scène n'aurait probablement pas pu être tournée dans un film traditionnel», estime Charlie Kaufman quand on lui demande ce qu'il a gagné en faisant un film d'animation.

«Il y a aussi une tristesse et une fragilité dans les marionnettes qui sont assez uniques et qui contribuent à créer une ambiance de rêve un peu surréaliste», ajoute-t-il. L'hôtel comme lieu d'action principal du film n'est pas un hasard. «C'est un lieu anonyme où l'on se trouve seul, isolé», précise Charlie Kaufman.

Les deux réalisateurs ont manifestement eu du plaisir à travailler ensemble. Charlie Kaufman a déjà une idée de scénario pour un nouveau film d'animation qu'il coréaliserait avec Duke Johnson. Qu'est-ce qu'il a tant aimé de ce projet?

«Ç'a été pour moi une expérience d'apprentissage incroyable, répond Charlie Kaufman, qui travaille également à l'écriture d'un premier roman. Il y a tellement de choses que j'aimerais explorer maintenant. C'est une forme d'art très emballante et je crois que c'est un genre sous-exploité dans notre pays.»

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Anomalisa a pris l'affiche samedi en version originale anglaise. Les frais de voyage ont été payés par Paramount.

Filmographie de Charlie Kaufman

Being John Malkovich (1999)

Ce premier film réalisé par Spike Jonze révélera également le talent de scénariste de Charlie Kaufman, qui jusque-là avait surtout écrit des scénarios pour la télé. Un marionnettiste incarné par John Cusack découvre un portail qui le mène dans la tête de John Malkovich, qui joue son propre rôle. Cameron Diaz et Catherine Keener font également partie de la distribution.

Adaptation (2002)

Autre film réalisé par Spike Jonze sur un scénario de Charlie Kaufman. Cette fois, c'est Nicolas Cage qui interprète le rôle de... Charlie Kaufman, scénariste tourmenté qui doit adapter le livre de Susan Orlean (incarnée par Meryl Streep), The Orchid Thief. Nicolas Cage interprète également le rôle du frère jumeau (fictif) de Charlie Kaufman, Donald Kaufman. Chris Cooper fait également partie de la distribution.

Confessions of a Dangerous Mind (2002) 

Ce film réalisé par George Clooney est basé sur une autobiographie non autorisée de l'animateur Chuck Barris, qui a produit les jeux télévisés The Dating Game et The Gong Show et qui aurait prétendu avoir travaillé pour la CIA comme tueur à gages. Outre la présence de George Clooney, on retrouve les acteurs Sam Rockwell, Drew Barrymore et Julia Roberts.

Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004)

Après avoir signé un premier scénario de film pour le réalisateur français Michel Gondry (Human Nature en 2001), Charlie Kaufman écrit Eternel Sunshine of the Spotless Mind d'après une idée originale de Pierre Bismuth. Le film remporte l'Oscar du meilleur scénario en 2005. Jim Carrey y incarne le personnage de Joel, qui découvre que son amoureuse Clementine (Kate Winslet) l'a effacé de sa mémoire. Il se résout à subir le même traitement, mais il résiste à l'intervention.

Synecdoche, New York (2008)

Après avoir écrit une dizaine de scénarios pour la télé et le cinéma, Charlie Kaufman réalise son premier film, Synecdoche, New York, qu'il a également écrit. La vie du metteur en scène Caden Cotard, interprété par le regretté Philip Seymour Hoffman, vole en éclats. Sa femme le quitte pour s'installer en Allemagne avec leur fille, qui devient une lesbienne nazie, tandis qu'une curieuse maladie le ronge à petit feu. Il décide de mettre en scène sa propre vie en recréant un décor en papier carton de New York dans un immense entrepôt.