Elle a le nom et le prénom d'une native de Bellechasse ou Montmagny. Pourtant, Christine Vachon - Marie-Christine Vachon, de son vrai nom - est née et a grandi à Manhattan, où elle est devenue une productrice en vue, pour ne pas dire la reine mère du cinéma indépendant.

Son dernier-né est nul autre que le magnifique film de Todd Haynes Carol, mettant en vedette la lumineuse Cate Blanchett et Rooney Mara, dans l'adaptation du roman The Price of Salt, un roman de gare lesbien de Patricia Highsmith paru sous pseudonyme en 1952.

Lancé à Cannes, Carol a valu à Rooney Mara le prix d'interprétation féminine (ex aequo avec Emmanuelle Bercot pour Mon roi). Aux États-Unis, le film a commencé à accumuler les prix et sélections aux Golden Globes, aux Independent Spirit Awards et il est déjà assuré de se retrouver dans la course aux meilleurs films de l'année aux Oscars, un an après l'Oscar de Julianne Moore pour son rôle dans Still Alice, également produit par Christine Vachon.

Mercredi, la productrice était l'invitée du Centre Phi pour une conversation publique avec le cinéaste Guy Maddin.

Quelques heures avant le début de cette soirée à guichets fermés, Christine Vachon m'attendait dans un salon privé du Centre Phi avec ses airs de garçon manqué ou de lesbienne assumée, ses vêtements noirs fripés et son iPhone qu'elle ne cessait de consulter. Les sélections pour les American Film Institute Awards allaient sortir incessamment. Vachon priait pour que Carol soit retenu parmi les 10 meilleurs films de l'année. Ses prières ont été exaucées. À peine cinq minutes après le début de notre entretien, elle levait un poing victorieux en apprenant que Carol avait été retenu comme finaliste.

D'entrée de jeu, j'ai voulu savoir d'où cette productrice new-yorkaise tenait son nom typiquement québécois. Elle le tient d'abord de son père, John Vachon, un photographe social qui a travaillé pour le gouvernement américain et pour le défunt magazine Look. Né au Minnesota, John Vachon avait fort probablement des racines canadiennes-françaises, selon sa fille. Quant à sa mère, Françoise Fourestier, c'était une vraie Française de France, une jeune fille dont John Vachon est tombé amoureux et pour laquelle il a quitté sa première femme. De leur union est née en 1962 leur fille Marie-Christine, qui ne tarderait pas à devenir une passionnée de cinéma, puis une pionnière de la production indépendante.

« Avant mes débuts dans le métier, j'étais convaincue qu'il n'y avait que deux sortes de films : les films de Hollywood et les films expérimentaux. Quant aux films d'art qu'on allait voir dans des cinémas de répertoire tous disparus aujourd'hui, c'étaient toujours des films sous-titrés qui venaient d'Europe ou d'ailleurs, mais jamais des États-Unis », dit Christine Vachon.

En entrant à l'Université Brown, un établissement privé et prestigieux du Rhode Island, Vachon n'avait aucune idée de ce qu'elle ferait plus tard dans la vie. « Je me suis inscrite en sémiotique, un domaine totalement inutile, mais à l'époque, ce n'était pas grave. On se disait tous artistes et il n'y avait pas de pression à se trouver un métier comme aujourd'hui. »

TODD HAYNES, CINÉASTE FÉTICHE 

Todd Haynes, qui allait devenir le cinéaste fétiche de la future productrice, fréquentait la même université qu'elle. Ils se connaissaient, mais sans plus. Et ils auraient probablement pu ne jamais se revoir si ce n'était de cet ami commun qui les a réunis à New York, quelques années plus tard, à l'époque où un nouveau cinéma indépendant américain en était à ses balbutiements. Vachon se souvient d'avoir vu Stranger Than Paradise de Jim Jarmusch, puis She's Gotta Have It de Spike Lee et d'avoir été renversée qu'un tel cinéma puisse voir le jour dans son pays.

« Mais mon épiphanie, je l'ai vécue en voyant le premier moyen métrage de Todd Haynes. Tout le monde croit que c'est moi qui ai produit Superstar, l'histoire de la chanteuse Karen Carpenter, morte des suites de son anorexie, mais je n'en étais pas la productrice. J'étais une simple spectatrice renversée par ce qu'elle venait de voir. Je suis immédiatement allée proposer à Todd de produire son prochain film. »

Ainsi débutèrent une amitié, une complicité, une compagnie et un mariage artistique entre le cinéaste ouvertement gai et sa productrice, ouvertement lesbienne. Et dire qu'on n'était même pas en 2015 !

Leur premier projet, Poison, un film inspiré des écrits de Jean Genet, portait sur le sexe, la violence et les marginaux, pas exactement des thèmes très vendeurs. Qu'à cela ne tienne, ce premier projet donnait le ton pour l'avenir et ouvrait la voie aux premiers films gais et lesbiens qu'allait produire Christine Vachon. Des films comme Swoon, sur un couple d'homosexuels qui tue une petite fille, ou Go Fish de Rose Troche, une pionnière du cinéma lesbien.

« Mais ironiquement, ces films à l'avant-garde n'ont pas fait l'unanimité dans les milieux gais et lesbiens. On nous a reproché toutes sortes de choses, y compris de ternir l'image des gais. On a beau vouloir me coller l'étiquette dépassée de reine du cinéma queer, je n'ai jamais été du bon bord », dit Christine Vachon.

Cette dernière remarque relève plus du cabotinage que de la vérité. Car dès le milieu des années 90, avec des films, devenus des classiques, comme Kids, I Shot Andy Warhol, Happiness et Boys Don't Cry, Vachon a été plus célébrée que critiquée. Et à raison, car la trentaine de films indépendants qu'elle a produits au fil du temps, avec sa compagnie Killer Films, ont chacun fait leur petite part pour l'évolution des valeurs, pour l'ouverture à la différence et ont contribué chacun à leur manière à briser l'étau du conformisme social et culturel.

CAROL 

À cet égard, le succès de Carol, cette histoire d'amour impossible entre deux femmes dans les années 50, marque bien le chemin parcouru. En même temps, bien que Carol raconte l'histoire d'amour entre deux femmes issues de deux classes sociales différentes, exactement comme le fait La vie d'Adèle, l'issue est radicalement différente.

Carol est un film romantique à souhait, de facture hollywoodienne. Todd Haynes et la scénariste Phyllis Nagy ont choisi de ne pas du tout aborder les différences de classes sociales entre la riche bourgeoise et la petite vendeuse qui rêve de devenir photographe. Interrogée à ce sujet, la productrice, qui confirme qu'elle a travaillé de près avec le réalisateur autant sur le propos que sur le choix de la distribution, élude la question : « Nous sommes restés fidèles à un roman dont la grande originalité est sa fin ouverte et optimiste. Ce qui comptait pour nous, c'était de recréer une époque où ni les mots ni le langage n'existaient pour parler de l'amour entre deux femmes et que tout cela ne finisse pas dans le drame ou le bain de sang. »

Depuis qu'elle a fondé Killer Films, en 1995, Christine Vachon a contribué à la naissance et à l'épanouissement d'un autre cinéma américain : un cinéma d'auteur, personnel, familier dans sa forme, mais pas dans son propos, un cinéma pour adultes à des années-lumière des Star Wars de ce monde. Dans A Killer Life, un livre sur sa vie de productrice, Christine Vachon écrit : « À une époque où les films sont l'objet d'un marketing de la mort, où tout est prévu et calculé et où toutes ces forces travaillent à écarter l'imprévisible, j'adore l'idée qu'un film puisse encore sortir du champ gauche, là où personne ne l'attendait. »

Le champ gauche, Christine Vachon en a fait sa vie, son travail et sa raison d'être. Elle nous y attend et nous y attendra jusqu'à la fin.