Pour attirer l'attention du monde sur une tragédie qui se déroule dans l'indifférence générale de l'Occident, le cinéaste mauritanien a utilisé la plus belle arme qui soit: le cinéma.

Timbuktu fut le film-choc du Festival de Cannes l'an dernier. Étrangement, le jury, présidé alors par Jane Campion, l'a écarté du palmarès officiel. Cela n'a toutefois pas empêché ce film mauritanien, qui ne pourrait être plus d'actualité, de faire son chemin. Timbuktu, coproduit avec la France, est en effet en lice pour huit trophées César, notamment dans les catégories du meilleur film, de la meilleure réalisation et du meilleur scénario original. L'Oscar du meilleur film en langue étrangère est aussi à sa portée.

Joint à New York, Abderrahmane Sissako est évidemment ravi et ému par l'accueil qu'obtient ce film conçu et réalisé très vite, en état d'urgence.

«Jamais je n'aurais pu avoir une idée de l'impact qu'aurait Timbuktu au moment où nous étions en train de le fabriquer», explique-t-il au bout du fil.

«Quand on est habité par un film, on a évidemment le souci de bien faire. On veut faire ressentir au spectateur l'émotion qu'on a soi-même éprouvée face à un sujet. Dans ce cas-ci, tout a été fait dans l'urgence. Entre l'occupation de Tombouctou par les djihadistes, l'écriture du scénario, le financement et le tournage, tout est allé très vite. J'ai mis la touche finale au film à peine quelques jours avant sa présentation à Cannes. Je n'avais aucun recul, aucune capacité d'analyse. J'ai d'abord été surpris par la réaction des festivaliers. Je n'ai pas cessé de l'être depuis. La nomination aux Oscars devient une forme de consécration.»

Un sentiment d'horreur

Rien ne pourrait pourtant être plus éloigné de l'univers dépeint dans Timbuktu que le monde glamour de Cannes et de Hollywood. Le réalisateur de Bamako a eu envie de transposer dans un film le sentiment d'horreur que lui a inspiré un événement survenu en juillet 2012.

À Aguelhok, un village du Mali, un couple d'une trentaine d'années a alors été jeté dans deux trous creusés dans le sol sur une place publique, puis lapidé. Motif du châtiment? Avoir eu des enfants sans être mariés.

Dans ses notes d'intentions, le cinéaste indique qu'il était de son devoir de raconter cette histoire «dans l'espoir qu'aucun enfant ne puisse apprendre plus tard que ses parents peuvent mourir parce qu'ils s'aiment».

L'absence d'intérêt médiatique pour ce drame - et les autres qui surviennent régulièrement en Afrique - choque aussi le cinéaste. Tout récemment encore, alors que tout l'Occident était - avec raison - traumatisé par les attaques des djihadistes en France, Boko Haram abattait au même moment environ 2000 civils au Nigeria. Quelques jours plus tard, fillette s'est fait exploser dans un marché public de Maiduguri, causant la mort de près de 20 personnes.

«On a l'impression que tout s'empire de jour en jour, mais étrangement, j'ai aussi le sentiment que nous assistons peut-être présentement à la fin d'un cycle», indique le cinéaste.

«Avec ce qui s'est passé à Paris, la mobilisation est maintenant plus généralisée. Dans Timbuktu, j'ai d'ailleurs voulu montrer que la toute première victime des fanatiques religieux est l'islam. Ça ne peut plus continuer. Cela dit, je ne suis pas du tout un spécialiste. Je suis cinéaste avant tout!»

Les outils du cinéma

Celui qui, à l'âge de 19 ans, a pu bénéficier d'une Bourse de l'amitié des peuples pour aller étudier le cinéma à Moscou (capitale de l'Union soviétique à l'époque), a d'abord souhaité tourner son film à Tombouctou. Il a toutefois dû y renoncer pour des raisons de sécurité.

«J'y ai fait tous les repérages, mais un attentat-suicide est survenu en plein centre-ville à peine un mois avant le début du tournage. Nous avons dû tout déplacer vers Oualata, une ville de Mauritanie située non loin de la frontière malienne.»

Dans son film, Abder-rahmane Sissako décrit comment se déroule la vie quotidienne dans une ville conquise par les intégristes, des fous qui interprètent la loi de la charia de la façon la plus radicale possible. Il n'est ainsi plus possible de jouer au foot, ni d'écouter de la musique, pas plus que de se permettre une envolée romantique en public. Les femmes doivent bien sûr rester voilées. Autrement dit, l'essence même de la vie est désormais proscrite.

Comment alors faire écho à un contexte aussi violent sans orchestrer un spectacle d'une horreur absolue?

«Quand on évoque une histoire aussi tragique, on réfléchit évidemment beaucoup à la façon de la mettre en images et de la mettre en scène, explique le cinéaste. Face à l'horreur, il faut utiliser les moyens que le cinéma nous donne. Sinon, cela devient vite insoutenable. On pense aux valeurs de plans, à la respiration du récit. L'art a besoin de cet apaisement-là. On ne peut pas évoquer la violence de façon spectaculaire et en faire un plat à manger chaud. Autrement, on la banalise. Non, il ne faut pas.»