Depuis quelques années déjà, J.C. Chandor voulait explorer des thèmes comme le bonheur, l'ambition et le succès en racontant la relation entre un mari et sa femme à la tête d'une entreprise en croissance.

«S'il y a deux boulangeries dans la même rue, pourquoi l'une restera-t-elle toujours une bonne boulangerie familiale tandis que l'autre sera devenue une chaîne de supermarchés 25 ans plus tard?» lance aux journalistes assis autour de la table l'auteur-cinéaste, coiffé de la casquette de la Standard Heating Oil que portent les chauffeurs de l'entreprise d'Abel et Anna Morales.

Abel, jeune entrepreneur d'origine sud-américaine parfaitement intégré à la société américaine, et sa femme, Anna, fille de gangster new-yorkais pure laine, ne l'ont pas facile. Pour se tailler une place dans ce monde sans scrupule, ils devront se défendre par leurs propres moyens devant des compétiteurs véreux qui volent leur mazout pendant que les autorités ferment les yeux.

En cours de route, Abel-le-pur et Anna-la-pragmatique découvriront qu'ils ont des secrets l'un pour l'autre.

«Abel ne veut pas et n'a jamais voulu être un gangster, explique Oscar Isaac, à qui Chandor a confié ce rôle. S'il s'aventure sur ce terrain, il craint peut-être de vraiment y prendre goût. Il a un net penchant pour la violence. Mais peut-être qu'Anna ne serait pas avec lui si elle ne sentait pas qu'il est aussi capable de ce genre de chose.»

Aussitôt qu'elle a lu le scénario, Jessica Chastain a eu une idée bien précise du personnage qu'elle allait défendre: «Au cours d'un lunch, j'ai dit à J.C. que, pour moi, Anna était Dick Cheney [NDLR: le vice-président américain du temps de George W. Bush], celle qui fait le sale boulot afin qu'Abel puisse rester propre. Il peut bien croire que sa façon de faire est meilleure, mais en fait c'est elle qui fait ce qu'il faut pour qu'ils survivent. J'aime qu'Anna soit un personnage qu'on sous-estime complètement au début parce qu'un personnage féminin n'est pas comme ça, habituellement. C'est un monde d'hommes et elle s'aligne sur l'homme le plus puissant dans la pièce. Elle veut être avec quelqu'un qui ressemble à son père.»

La liberté d'explorer

J.C. Chandor a une façon bien à lui de travailler avec ses acteurs.

«Mes scénarios sont un peu vagues, et ce que vous voyez à l'écran est pas mal ce que je donne aux acteurs en partant, dit-il. Je ne leur donne pas beaucoup de détails pour construire leurs personnages. Quand ils plongent et se mettent à me poser des questions, ils découvrent habituellement mon intention première. Mais je veux qu'ils y arrivent par eux-mêmes. Et quand ils commencent à avoir une emprise sur leurs personnages, je peux leur dire exactement ce que j'avais en tête.»

«Il nous a vraiment laissé la liberté d'explorer, renchérit Jessica Chastain. Parfois un auteur-cinéaste veut qu'on fasse ce qu'il avait en tête quand il écrivait son film, mais c'est juste la façon dont lui jouerait le rôle. J.C. ne nous explique pas tout parce qu'il ne veut pas freiner notre instinct. C'est ce que je trouve excitant.»

Ainsi, pour Chandor, Abel Morales était un Sud-Américain arrivé aux États-Unis assez jeune pour faire fi de son passé et devenir un vrai Américain. Isaac, lui, a vu en Abel un enfant colombien que ses parents ont envoyé vivre chez une tante ou un oncle aux États-Unis pour le protéger de la Violencia, la guerre civile qui a fait 200 000 victimes en Colombie de 1948 à 1958. Aucune de ces hypothèses n'est précisée dans le film, mais les deux hommes avaient surtout en tête un personnage qui a vu New York s'épanouir dans les années 60 avant d'en connaître la déchéance, précipitée par la criminalité et l'exode de ses citoyens.

Malgré la tension qui le parcourt d'un bout à l'autre et ce que suggère son titre, A Most Violent Year n'est pas un film dans lequel l'hémoglobine coule à flots. «Je joue sur les attentes du public qui est presque assoiffé de sang quand il entre dans la salle de cinéma», lance Chandor dans un grand sourire

Oscar Isaac acquiesce: «Comme il nous l'a dit, on pense que c'est un film de gangsters, mais finalement ce n'en est pas un. C'est presque un film pacifiste...»

Les frais de voyage ont été payés par Remstar Films.

Un couple électrisant

J.C. Chandor planchait sur le scénario d'A Most Violent Year depuis quelques années déjà quand, en mai 2013, il a croisé Jessica Chastain tout à fait par hasard dans une réception à Cannes, où il était venu présenter son deuxième long métrage, All Is Lost.

«Je ne sais trop pourquoi ni comment, mais finalement je lui ai aussitôt offert le rôle d'Anna, raconte le réalisateur et scénariste. C'est comme si tout avait cliqué, peut-être à cause des questions qu'elle m'a posées sur mon film à venir...»

Il ne lui restait qu'à trouver celui qui incarnerait Abel, le mari d'Anna. Chandor avait proposé le rôle à Javier Bardem avant même d'avoir écrit son scénario. Une erreur, confesse-t-il: Bardem avait déjà en tête son propre film, différent du sien, quand ils se sont revus. Ce constat commun s'est fait de façon amicale, assure Chandor.

Jessica Chastain, qui était devenue «presque obsédée» par le rôle d'Anna, lui a alors parlé d'un copain avec qui elle avait étudié l'art dramatique à Juilliard, dont la mère était guatémaltèque et le père cubain, qui avait grandi à Miami et qui, bien sûr, jouait dans le film Inside Llewyn Davis, des frères Coen, présenté à Cannes: Oscar Isaac.

Cet été-là, Chandor et Isaac ont eu de longues discussions au fil de promenades à la frontière de Long Island et du quartier de Williamsburg, où allait être tourné A Most Violent Year. Le courant passait entre les deux hommes, mais Inside Llewyn Davis n'était pas encore sorti et il a fallu patienter jusqu'à l'automne pour trouver un bailleur de fonds prêt à investir dans un film de 20 millions dont l'acteur principal serait à peu près inconnu. Un acteur dont le destin a, depuis, changé radicalement puisqu'on le verra dans le prochain Star Wars.

Une rivalité

J.C. Chandor n'a jamais regretté d'avoir confié son film à deux acteurs qui ont non seulement la même formation, mais qui se connaissent depuis presque aussi longtemps que leurs personnages.

«Dès les premiers jours de tournage, il y avait de l'électricité dans l'air, se rappelle le réalisateur. Parfois, le hasard fait bien les choses, particulièrement en ce qui concerne la distribution, et c'est ce qui s'est produit. On croit à leur relation, on sent qu'il y a eu beaucoup de passion entre eux et qu'il y en a encore.»

Avant même de commencer à travailler avec Chandor, Chastain et Isaac ont épluché ensemble chacune des scènes pour approfondir la relation entre Anna et Abel - comment ils s'étaient connus, quand ils s'étaient mariés, quand et comment ils avaient décidé d'acheter l'entreprise du père d'Anna.

Chandor a également perçu et apprécié dans la relation entre ces deux acteurs une sorte de rivalité: «Ce n'est peut-être pas le bon mot, mais c'est presque une compétition, une façon de vouloir prouver qu'on est meilleur que l'autre pour ces deux grands acteurs qui se connaissent depuis aussi longtemps, mais qui n'avaient jamais eu l'occasion de jouer ensemble dans un film.»

Jessica Chastain hausse le ton quand on lui rapporte le commentaire du réalisateur: «Ce n'est pas vrai du tout! Je sais que J.C. a dit ça, mais je ne suis pas en compétition avec Oscar. Au contraire, si je joue une scène avec quelqu'un qui brille, ça me rend encore meilleure.»

«Peut-être voulait-il dire qu'on se poussait l'un l'autre... en tant que personnages?» suggère diplomatiquement Oscar Isaac. Et les deux acteurs de rigoler.

Une pénurie de grands rôles féminins

De The Tree of Life à The Disappearance of Eleanor Rigby en passant par Zero Dark Thirty et Interstellar, Jessica Chastain n'a pas manqué de boulot ces dernières années. Elle s'estime «très chanceuse» de se voir offrir des scénarios de qualité et de pouvoir collaborer avec les réalisateurs pour rendre ses personnages plus intéressants, plus riches, comme elle l'a fait avec J.C. Chandor dans A Most Violent Year.

Mais ça n'empêche surtout pas cette actrice de 37 ans, passionnée de cinéma, de faire le constat du peu de rôles de premier plan confiés à des femmes à Hollywood, particulièrement pour les actrices plus âgées.

«C'est un énorme problème, je trouve ça absolument dégoûtant et, honnêtement, ça me met en colère», dit-elle dans un éclat de rire nerveux. Puis elle ajoute: «Le cinéma français célèbre des femmes de tous les âges. Je parle pour d'autres actrices que je veux voir dans des films. Lily Rabe et Sarah Paulson sont des actrices incroyables, mais on ne les voit jamais au cinéma.»

Le problème, estime Jessica Chastain, tient beaucoup au fait qu'il n'y a pas suffisamment de grands rôles féminins au cinéma américain.

«Pourtant, les personnages féminins sont tout aussi intéressants que les personnages masculins, dit-elle. Dans Interstellar, mon rôle avait été écrit pour un homme et Chris [Christopher Nolan] en a fait une femme. Je ne pense pas qu'il ait eu à faire quoi que ce soit de très différent pour en faire un personnage féminin. Et ça m'a vraiment fait prendre conscience que les hommes et les femmes ne sont pas si différents que ça finalement.»

Pas étonnant que Jessica Chastain ait craqué, à Cannes, pour Mommy et Xavier Dolan dont les personnages féminins ne sont jamais banals. Depuis, le cinéaste québécois lui a confié un rôle dans son premier film américain, The Death and Life of John F. Donovan.

«Je suis excitée à l'idée de travailler avec lui, lance-t-elle. Je trouve qu'il est une nouvelle voix tellement importante au cinéma.»

Photo Toby Melville, Reuters

Jessica Chastain