En préparation depuis 10 ans, Big Eyes a enfin pu voir le jour quand Christoph Waltz a signalé que son accord dépendait d'une condition non négociable: que Tim Burton réalise le film.

Faut-il accorder une valeur artistique aux (nombreuses) peintures qu'a produites Margaret Keane il y a 50 ans? Pour Christoph Waltz, qui incarne le mari mythomane de l'artiste dans Big Eyes, il est clair que non.

«Je ne déborde pas d'un enthousiasme délirant à propos de son oeuvre», a-t-il dit, en termes polis, lors d'une conférence de presse tenue la semaine dernière à New York. À ce chapitre, l'acteur est en phase avec la vaste majorité des critiques d'art de l'époque. Qui ont rejeté d'emblée ces peintures «kitsch» dont on pouvait même acheter des reproductions dans les supermarchés.

Tim Burton, qui signe la réalisation du film, porte un regard plus empathique sur l'ensemble de l'oeuvre de la dame.

«J'ai grandi avec ces peintures, explique-t-il. Je les vois comme faisant un peu partie d'un art de banlieue. À cette époque, les peintures de Keane étaient partout. Personnellement, je trouve ces portraits d'enfants avec de grands yeux plutôt troublants. Ils ont toujours beaucoup polarisé les gens.»

Au-delà de cet art populaire qui, d'une certaine façon, a ouvert la voie aux Andy Warhol de ce monde, il y a une histoire incroyable. Qui résonne autant sur le plan intime que social.

Il y a maintenant plus de 10 ans, les scénaristes Scott Alexander et Larry Karaszewski se sont intéressés au parcours - alors peu connu - de Margaret Keane, la véritable artiste du couple. Pendant des années, cette dernière a laissé son mari Walter prendre tout le mérite de son art - les toiles étaient signées Keane - et s'occuper de leur mise en marché. Elle a même menti en affirmant publiquement que Walter était l'auteur des oeuvres. Margaret a gardé le silence jusqu'au jour où, après être sortie de cette relation malsaine et abusive, elle a décidé de poursuivre son mari en justice.

Séparer le «bon» du «mauvais»

Pour les scénaristes, qui s'intéressent souvent à des artistes marginalisés d'une façon ou d'une autre (ils avaient signé le scénario du film que Burton a consacré à Ed Wood), l'histoire de Margaret était très inspirante. Au point où ils souhaitaient la porter eux-mêmes à l'écran. Au départ, Tim Burton devait agir à titre de producteur seulement. La donne a toutefois changé le jour où le cinéaste a fait lire le scénario à Christoph Waltz (Inglourious Basterds, Carnage). Ce dernier, grand admirateur du réalisateur de Big Fish, a donné son accord sur-le-champ, à une condition: que Burton signe aussi la réalisation du film.

«Nous en étions ravis, indiquent les scénaristes. Tim est le seul cinéaste à qui nous pouvions accepter de céder la réalisation du film. Cela nous permettait d'une part de le retrouver, mais aussi de remettre enfin sur ses rails un projet qui ne parvenait jamais à se concrétiser. Une fois que Tim, Christoph et Amy Adams ont donné leur accord, tout s'est fait très vite.»

«J'aime beaucoup réfléchir sur la valeur de l'art et la ligne qui sépare le "bon" du "mauvais", peu importe la discipline, fait remarquer Tim Burton. C'est ce que j'aimais d'Ed Wood, notamment. Je suis fasciné par cette espèce d'enthousiasme malavisé qui motive ces artistes. Ed Wood avait l'impression de réaliser Star Wars. Walter, lui, avait le sentiment que ses peintures étaient aussi valables que les oeuvres de Michel-Ange!»

Le récit de Big Eyes mise ainsi sur une relation de couple - abusive - dans laquelle l'homme prend le contrôle total de la vie de sa femme, y compris son identité. À une époque où le féminisme était encore un concept relativement marginal, Margaret, de nature introvertie, a laissé son mari, extraverti plus que de raison, prendre tout en charge.

«Walter était d'ailleurs un champion de la mise en marché, précise le cinéaste. Comme les galeries d'art crachaient sur les oeuvres de sa femme, il a décidé d'ouvrir sa propre galerie, de vendre les oeuvres à des prix abordables, d'en faire aussi des affiches vendues dans les supermarchés. Il a été le premier à faire ça. Il n'en reste pas moins qu'il était un imposteur. Mythomane à un point où, même démasqué, il affirmait toujours être l'auteur des peintures de Margaret.»

Des conservateurs chez les hipsters

À l'époque où ils vivaient ensemble, Margaret et Walter se sont installés à San Francisco, dans le quartier le plus branché de la ville.

«Je trouve aussi ce contraste intéressant, fait remarquer le cinéaste. Il n'y avait pas plus conservateur comme couple. Margaret et Walter ont vécu dans ce quartier sans s'imprégner du tout de l'atmosphère qui y régnait ni des courants qui le traversaient. Ils ne fréquentaient pas du tout les autres artistes non plus. Tous les hipsters de l'époque n'avaient aucune idée de qui ils étaient!»

Toujours vivante, Margaret Keane est aujourd'hui âgée de 86 ans. Walter est mort il y a une quinzaine d'années.

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Big Eyes (Grands yeux, en version française) prend l'affiche le 25 décembre.

Les frais de voyage ont été payés par Les Films Séville.

Les personnages

MARGARET KEANE

Amy Adams

Amy Adams n'a pas accepté d'emblée l'idée d'incarner Margaret Keane à l'écran. L'actrice avait du mal à envisager une manière précise d'aborder un personnage introverti, dont le manque de confiance a pu prêter le flanc aux abus de son mari. «Mais tout a changé le jour où j'ai pu aller rencontrer Margaret à sa galerie à San Francisco, explique-t-elle. Nous avons passé une bonne demi-journée ensemble. Elle a refait complètement sa vie, bien sûr, mais en dépit de ce qu'elle a subi, Margaret accorde encore aujourd'hui un certain mérite à son ancien mari. Elle estime que sans lui, elle serait probablement restée une inconnue. La violence psychologique est un phénomène complexe et très répandu. Je trouvais particulièrement intéressant d'incarner une femme de cette époque.»

Amy Adams tournera par ailleurs bientôt sous la direction de deux cinéastes québécois. D'abord au programme: The Story of Your Life, un thriller de science-fiction que réalisera Denis Villeneuve. Ensuite, Get It While You Can, un drame biographique signé Jean-Marc Vallée. Amy Adams y incarnera Janis Joplin.

WALTER KEANE

Christoph Waltz

Depuis longtemps, Christoph Waltz espérait tourner un film sous la direction de Tim Burton. L'acteur a d'ailleurs insisté pour que le cinéaste, qui devait au départ agir à titre de producteur, signe aussi la réalisation de Big Eyes. Le «vilain» du prochain James Bond n'a aucunement hésité avant de plonger dans les excès d'un personnage mythomane, convaincu de ses mensonges au point d'en faire des vérités intimes. «Impossible d'ignorer ce genre de proposition, précise-t-il. Vrai que ce personnage n'est pas très aimable, mais en même temps, il émane de lui une humanité à laquelle on peut s'identifier. Walter était aveuglé par la cupidité. Ce n'est pas d'hier que l'attrait de l'argent fait sortir le pire des êtres humains. De mon côté, je n'ai pas fait de recherches particulières, étant donné que cet homme n'est plus de ce monde depuis l'an 2000. J'ai préféré composer le personnage à partir du scénario. Il y a une réplique de Walter qui, je crois, résume très bien son état d'esprit. Quand quelqu'un lui dit: "Oh! Vous êtes comme Warhol", il répond: "Non, Warhol a volé mon numéro. J'avais une usine avant même qu'il sache ce qu'est une boîte de soupe!"»

PHOTO FOURNIE PAR TWC/SÉVILLE

La véritable Margaret Keane et Amy Adams sur le plateau de tournage.