Adapter pour le cinéma Le torrent, célèbre nouvelle d'Anne Hébert (1950), n'était pas une commande pour Simon Lavoie, mais un impératif, une nécessité. Il lui fallait faire ce film.

«C'est un récit qui me colle à la peau, je suis lié à cette oeuvre-là, explique Simon Lavoie. Quand j'ai découvert ce texte à l'adolescence, je me suis beaucoup identifié à François.»

François, narrateur de ce récit, est un enfant élevé à la dure par sa mère, dans l'isolement total des bois, au début du XXe siècle. Sa mère, la terrible Claudine, femme déchue parce qu'elle a conçu un enfant hors mariage, compte sur lui pour se réhabiliter dans la société. De lui, et d'elle-même, elle veut extirper le mal et en faire un prêtre. Sous le joug de sa mère, François se voit refuser l'accès au monde, aux autres, à la vie. Jusqu'à ce qu'il rencontre une jeune fille troublante, qui pourrait peut-être le sauver...

Le torrent est le troisième long métrage de Simon Lavoie, après Le déserteur et Laurentie (coréalisé avec Mathieu Denis), mais c'est un projet qui remonte à bien plus loin, d'après un récit fondateur dans sa propre vie. Cela fait des années qu'il porte ce texte en lui. «Ça m'intéresse de plus en plus de présenter des personnages québécois qui sont aux prises avec la difficulté de se définir eux-mêmes, de savoir qui ils sont. Cela ne m'avait pas frappé au début dans la lecture de cette nouvelle. Mais peu à peu, j'ai compris qu'il y a là-dedans les schémas de notre imaginaire collectif qu'Anne Hébert avait pressentis. Pour moi, c'est presque un glossaire de la condition québécoise, comme une psychanalyse de la figure du Québécois.»

Pourquoi cette fascination pour l'âme québécoise tourmentée, qui a alimenté tant notre littérature que notre cinéma? «Parce que j'ai l'impression qu'on est tourmentés! Sous des vernis de bonne humeur, de bonne entente, de paix, de joie, je crois que malgré tout, nous avons en nous des torrents, des bouillonnements, une fêlure originelle, des choses qui ne sont pas réglées dans notre identité et notre avenir, ce qui crée une noirceur à l'intérieur de nous-mêmes qu'on veut éviter de regarder, qu'on veut cacher, camoufler. Mais je crois qu'on porte ça en nous. Et Le torrent, c'est une plongée à l'intérieur de nous-mêmes.»

D'une grande noirceur est la vision de Simon Lavoie dans cette réalisation qui fait vraiment honneur au talent d'Anne Hébert. D'une grande beauté aussi. Lavoie semble possédé par la prose «hébertienne» et, comme elle, il se montre capable d'enrober cette tragédie de lyrisme et de poésie. Le torrent, qui donne son titre à la nouvelle et au film, est la seule chose que François entend après qu'il fut devenu sourd. Bruit représentatif de son tumulte intérieur. Hommage à la liberté et à la sauvagerie de la nature, superbement filmée par Simon Lavoie. Car c'est dans la nature que François puise les exemples de résistance, comme ce cheval indomptable, qui tient tête à sa mère.

«Il est fasciné par toute forme qui semble s'élever contre sa mère. Il va contempler cet animal plein de fougue et de passion qu'il aurait voulu incarner, c'est une façon de chercher des leviers pour pouvoir s'affranchir de l'emprise de sa mère. Mais il est dans une fatalité. Sauf que, constater qu'on n'est pas libre, c'est déjà un premier pas vers l'émancipation.»

D'une nouvelle d'une cinquantaine de pages, Simon Lavoie a tiré un film de deux heures trente-trois - c'était même plus long à l'origine, mais il a fallu faire des coupes -, durée qui ne trahit en rien le texte d'Anne Hébert, au contraire. «Sur le plan commercial, c'est difficile de faire cette durée-là, mais ça s'imposait pour moi. Pour respecter le passage des saisons et aussi le temps que suggère la nouvelle. Aussi pour respecter le rythme de vie que ces gens-là avaient à cette époque.»

Le jeune réalisateur doit comprendre Claude Jutra, qui s'est mesuré à Kamouraska et dont nous avons enfin aujourd'hui la version longue - le film québécois que Simon Lavoie a vu le plus souvent, faut-il s'en étonner... C'est cependant Tarkovski et Bresson qui l'ont le plus influencé dans son travail. Ainsi que la mort de sa propre mère, il y a cinq ans. Ce qui explique peut-être son engagement personnel et total dans ce film crucial pour lui.

Simon Lavoie l'avoue, Le torrent a été «enfanté dans la douleur». Il en a bavé pour mener jusqu'au bout ce projet sans rien sacrifier de ses exigences ou dénaturer l'oeuvre d'Anne Hébert. «C'est un classique de la littérature québécoise, un jalon, note-t-il. Je ressentais un poids en l'adaptant, une obligation d'être vraiment fidèle à ce qu'est le récit. Mais en cours de route, j'ai pris certaines distances, car le film est un objet propre, il est autre. Je me suis vraiment approprié cette nouvelle et ce qui est particulier, c'est qu'au final, je suis retourné assez près de ce que c'était. Toutes les réponses étaient dans la nouvelle, au détour d'une virgule...»

Le torrent sera présenté au Festival du nouveau cinéma le 15 octobre, à 18 h 30, et le 18 octobre, à 18 h. Il prendra l'affiche au Québec le 26 octobre.

Les personnages

François (Victor Andrés Trelles Turgeon)

Le jeune comédien, qu'on a vu dans Pour l'amour de Dieu de Micheline Lanctôt, a été choisi par Simon Lavoie notamment pour son jeu intense et physique, mais aussi parce qu'il avait une ressemblance... avec Saint-Denys Garneau, le cousin d'Anne Hébert qui fut d'une importance capitale dans la vocation de l'écrivaine.

Il incarne dans Le torrent un jeune homme sans cesse au bord de l'explosion (ou de l'implosion). Partition difficile, puisqu'il ne parle pratiquement pas. «C'est quelqu'un de brisé intérieurement depuis l'enfance par sa mère et qui se comprend mal à cause de cela. Je suis quelqu'un de simple et de léger, c'est pourquoi j'aime interpréter des personnages sombres, qui me sortent de moi.»

Il s'estime chanceux d'avoir participé à l'aventure du Torrent, qui n'a pas été de tout repos. «Ce qui a été merveilleux de travailler avec Simon, c'est qu'il mesure tout au millimètre près. Chaque spectateur pourra être touché par les différentes symboliques travaillées par Simon. C'est une oeuvre de passion, tout le monde s'est impliqué là-dedans par amour du scénario adapté par Simon, et ça ressort dans le traitement.»

Claudine (Dominique Quesnel)

Le personnage de Claudine - peut-être l'une des plus terrifiantes mères de la littérature québécoise - est à la fois un rôle ingrat et magnifique pour une comédienne. Dominique Quesnel, qu'on a jointe à Rouyn-Noranda où le spectacle Belles-soeurs est en tournée (elle y joue Thérèse), n'a reculé devant rien pour incarner cette matrone sans coquetterie et sans douceur. «Quand je me suis vue à l'écran, je me suis dit que je pouvais aller me chercher un sideline dans la WWF! On aurait dit un croisement entre Hulk Hogan et la marâtre d'Aurore l'enfant martyre!»

Cependant, Simon Lavoie et Victor Andrés Trelles Turgeon soulignent avec raison à quel point elle a su intégrer dans ce personnage au premier abord repoussant une complexité qui l'éloigne de la simple marâtre. «C'est une femme qui a été complètement brisée, dit-elle. Son fils, elle l'adore, c'est juste qu'elle ne sait pas comment le démontrer. J'ai toujours cru qu'elle avait beaucoup d'amour pour son enfant, mais elle n'a pas les moyens d'être aimante.» Son interprétation saisissante nous fait d'ailleurs nous demander pourquoi on ne voit pas plus souvent cette comédienne au grand écran...

«Le scénario de Simon est absolument magnifique, il a vraiment fait un travail remarquable, titanesque. Ça m'a donné le goût de revisiter toute l'oeuvre d'Anne Hébert.»

Amica (Laurence Leboeuf)

Amica est le nom que donne François à une jeune fille littéralement achetée à un brocanteur itinérant. Elle représente une lumière dans sa vie, la possibilité d'une rédemption. La seule autre femme qu'il connaîtra après sa mère. D'ailleurs, par un joli tour de scénario, Laurence Leboeuf incarne aussi Claudine quand elle est jeune...

Amica se retrouve avec ce lion en cage qu'est François, qu'elle tente d'apprivoiser, car elle a bien plus de ressources que lui. «En l'achetant, François pense la posséder, mais c'est elle qui finit par prendre le dessus, par des jeux sexuels, par sa liberté, et c'est l'emprise d'une femme sur lui qui lui rappelle sa mère», analyse-t-elle.

Laurence Leboeuf n'a que de bons mots pour le réalisateur Simon Lavoie. «Ce gars-là est un auteur, un écrivain, un poète! Il est très dans sa tête, près de chaque petit détail, car chaque scène doit être belle. C'était la meilleure personne pour nous diriger, car à chaque question, il avait une réponse, comme si lui aussi se laissait, comme nous, transporter par le récit. On sentait que ça le prenait au coeur.»

La nouvelle

Le torrent, recueil de nouvelles paru en 1950, représente la naissance publique de l'écrivaine Anne Hébert (1916-2000), après la parution en 1942 de son recueil de poésie Les songes en équilibre. Anne Hébert ne trouvait pas d'éditeur pour ce recueil jugé à l'époque «trop violent». Disons qu'on avait rarement vu figure maternelle plus tyrannique, derrière laquelle se cachait à peine une charge contre l'Église catholique. Anne Hébert a dû publier à compte d'auteur ce qui deviendra un classique de la littérature québécoise, ainsi que son deuxième recueil, Le tombeau des rois. Son talent dévoilé malgré ces difficultés, elle recevra une offre des éditions du Seuil pour la publication de son premier roman, Les chambres de bois (1958). Dès lors, son oeuvre ne sera publiée qu'à cette maison (sauf son théâtre), et Anne Hébert n'hésitera pas à s'installer en France, où elle connaîtra le succès par des romans dans lesquels le Québec est toujours présent...