Le cinéma québécois est-il trop blanc? Reflète-t-il trop peu notre réalité multiculturelle? Manque-t-il de «minorités», comme l'affirmait haut et fort le cinéaste montréalais Jacob Tiernet (Le Trotsky) au printemps dernier? Alors qu'est lancé Sortie 67, de Jephté Bastien, premier film québécois grand public avec une majorité d'acteurs noirs, la question se pose plus que jamais. Car rien n'est encore acquis, estiment les vedettes de cet important long métrage. Table ronde avec Henri Pardo, Anthony Clerveaux, Danny Blanco Hall et Natacha Noël, quatre visages qu'on ne voit pas souvent.

Q Sortie 67 est un film important pour le cinéma québécois parce qu'on y trouve une majorité d'acteurs noirs. Qu'est-ce que ça signifie pour vous d'en faire partie?

R HENRI PARDO J'espère que ça va ouvrir des choses. Mais j'espère surtout que les gens vont s'approprier le film. C'est vrai qu'il a été fait par des gens qui ont une certaine sensibilité, un intérêt précis, qui sont capables de traduire une expérience, une culture particulière. Mais cette goutte-là, il faut qu'elle se mêle dans la cinématographie québécoise. Parce que ce n'est pas un film d'exclusion. Au contraire. C'est un film qui appartient à tout le monde.

ANTHONY CLERVEAUX C'est vrai que le cinéma doit représenter la société dans laquelle il vit et, en ce moment, ce n'est pas vraiment le cas ici. C'est bon parce qu'un film comme celui-là, où on parle de thèmes qu'on n'aborde jamais, participe à la richesse de la culture québécoise.

Q Vous pensez donc, comme l'affirmait Jacob Tierney, qu'il manque de minorités dans les productions québécoises.

R DANNY BLANCO HALL C'est sûr. Les minorités, ce n'est pourtant pas un groupe isolé. On contribue comme tout le monde. On travaille, on voyage et on paie nos impôts et nos hypothèques. Et pourtant, on est presque absents à l'écran.

NATACHA NOËL Quand est-ce qu'on voit un Noir dans une pub de Jean-Coutu? Jamais. Je ne peux pas blâmer un écrivain du Lac-Saint-Jean de ne pas écrire pour moi. Ce n'est pas son mandat. Mais quand on écrit une télésérie ou un scénario de film qui se passe à Montréal et qu'on dépeint une réalité ou un environnement de travail sans Noirs, c'est plus étrange. Il n'y a pas de raison pour qu'il n'y ait pas de rôles principaux qui soient de couleur une fois de temps en temps.

H.P. Oui. C'est difficile de voir que les infirmières sont toujours blanches à l'écran. C'est dur de voir qu'il n'y a jamais de Noirs dans le milieu de l'enseignement. Prends le métro, qu'est-ce que tu vois? Va à l'hôpital, dans un bureau d'avocat, qu'est-ce que tu vois? J'essaie de comprendre pourquoi les gens qui font des films ne voient pas ce que je vois. Où est-ce qu'ils regardent?

Q Avez-vous déjà eu l'impression de ne pas avoir décroché un contrat parce que vous étiez noirs?

R H.P. C'est plus subtil que ça. Ce qu'on nous dit, c'est: «Ça ne marchera pas, désolé, la fille qui joue ta blonde est blanche.» Ou: «C'est trop compliqué, il va falloir qu'on trouve des acteurs noirs pour jouer tes parents et il n'y en a pas vraiment.» Ou: «Dans ce milieu-là, il n'y a pas de Noirs.» Ou: «Dans ce temps-là, il n'y en avait pas.» Je ne peux pas me plaindre parce que je gagne ma vie avec ce métier. Mais ce n'est pas le cas de la majorité des acteurs blacks que je connais.

N.N. Dans Sortie 67, je dirais que seulement 10% du casting vit actuellement de son métier. Moi, ça dépend. Je peux être trois, quatre mois sans audition. Pour qu'on m'appelle, il faut que le rôle soit clairement celui d'une Noire ou d'une métissée. Si c'est juste écrit «Julie, 29 ans», on ne m'appellera pas. On reste avant tout des acteurs «ethniques», on ne nous offre pas de rôles ordinaires. Soit dit en passant, c'est encore plus difficile pour les femmes. J'en connais plusieurs qui ont frappé tellement de murs qu'elles sont prêtes à abandonner.

Q Donc où est-ce que ça bloque? Les commanditaires? Les subventionneurs? Les producteurs? Les réalisateurs? Les scénaristes? Le public?

R N.N. Le public a toujours été ouvert. On n'a qu'à voir le Festival du film black qui vient de se terminer. Les salles étaient combles et ce n'était pas des Noirs.

D.B.H. Je dirais plutôt que ce sont ceux qui contrôlent le média et l'accès. C'est un petit groupe de gens qui prend les décisions pour tout le monde. Pourtant, au Québec, on est censés être ouverts, multi-ci et multi-ça... Je sais que certains projets d'émissions télé noires ont été refusés sous prétexte que les commanditaires n'embarquaient pas. Je ne veux pas chercher d'excuses ou de coupables. Mais à la longue, on finit par se poser des questions.

N.N. Est-ce que, de notre côté, on devrait avoir plus de scénaristes qui sortent des écoles? On en a, mais parce qu'ils n'ont pas trouvé les budgets, ils finissent par lâcher ou vont faire du cinéma haïtien pour la communauté, et après, ils n'osent demander de subventions. En voyant un film comme Sortie 67, j'espère que ça les encouragera à s'y remettre.

Q Vous travaillez beaucoup en anglais. Pour vous, est-ce une solution de rechange?

R D.B.H. Pour moi, c'est la majorité de ma carrière. S'il n'y avait pas eu ça, ç'aurait été pas mal plus difficile.

H.P. Moi, ça m'a apporté beaucoup de travailler en anglais. Disons que ça complète bien l'assiette. Mais on est dépendants des tournages américains... qui viennent de moins en moins. Et ce n'est pas un tremplin pour aller plus loin.

N.N. C'est pour ça qu'ils appellent ça des day players. On donne la réplique à l'acteur principal et ça finit là... On ne devient pas Denzel ou Will Smith avec ces rôles-là. Mais c'est vrai que c'est une solution. Moi, j'ai énormément de difficulté à avoir des auditions en français.

Q Et que répondez-vous à ceux qui disent que tout ça, c'est parce qu'il n'y a pas assez d'acteurs noirs de talent?

R H.P. Moi, je réponds: écrivez des rôles pour des Noirs et les talents vont apparaître.

N.N. Il ne faut pas confondre absence de talent et absence de formation. Est-ce que ces gens-là veulent dire qu'on est mal formés? Effectivement, on n'est pas tous allés dans les écoles de théâtre. Cela dit, il y en a plein qui sont diplômés, qui sont dans des agences et qui sont prêts.

Q Avec le Québec qui semble s'ouvrir au fait multiculturel, avez-vous l'impression, malgré tout, que le vent est en train de tourner?

R A.C. Je crois qu'on est en train d'évoluer. Avec Sortie 67, ça va permettre aux autres de réfléchir sur le sujet.

D.B.H. Oui, on est sur la voie... Ce projet nous rend plus optimistes. Mais ça prendra plus de réalisateurs noirs... Et il faut qu'on soit patients. Sans se plaindre. Sinon on va dire qu'on est difficiles à travailler.

H.P. Je ne pense pas que c'est un film qui va changer tout ça. C'est vrai que Sortie 67 a eu des subventions. On n'est plus totalement des outsiders. Mais après? C'est là qu'on verra s'il y a vraiment un intérêt. Nous, on doit simplement créer et continuer.