Dans le quartier Saint-Roch, deux mondes se côtoient sans jamais se parler, sans presque se regarder. Entre la cohorte des professionnels qui n'y font que passer et la faune locale qui s'y est depuis longtemps enracinée, la réalisatrice Valérie Lavoie n'a guère hésité.

Dans son documentaire Mémoires d'une petite cité, elle n'a pas donné la parole au professeur de Télé-université ou au scientifique du Centre national de recherche, mais à l'intervenante de la rue, au retraité du magasin Paquet, au cordonnier qui résiste à la mondialisation, au vieux «recycleur», au jeune artiste et au pauvre immigrant brocanteur.

Alors qu'on ne parle que du «Nouvo Saint-Roch», ce populo est là pour témoigner que le vieux Saint-Roch continue de survivre. Occulté, relégué, ce peuple oublié est le seul à pouvoir raconter la réalité humaine de ce quartier qui constitue une «petite cité» dans la grande ville.

Derrière les boutiques chics et les restos branchés se cachent des ribambelles de maisons de chambres où se sont repliés tous les désoeuvrés qui hantaient le mail de triste mémoire. Ce «couloir de la mort» de 1 km, dont le film montre la construction, puis la démolition, est un témoin à charge contre les lubies des urbanistes. Un film d'archives de 1973 raconte que le mail Saint-Roch plaçait Québec «à l'avant-garde de la rénovation urbaine» et que son «audace architecturale» était «à l'image du progrès de la ville».

Toujours au nom du progrès, la démolition de la paroisse Notre-Dame-de-la-Paix devait faire place aux pylônes de l'autoroute Dufferin... qu'il a fallu aussi démolir! Et dire qu'un certain maire voulait faire de la rue Saint-Vallier une autoroute! La «petite cité» a failli en mourir. Urbanisme, que de crimes on commet en ton nom!

Voici donc des survivants, des ombres d'un passé qui ne veut pas s'effacer. Il faut entendre Marcel Taillon évoquer ses 40 années de service au magasin Paquet, qui employait alors 750 personnes. «Paquet a fermé le 28 août 1981. J'étais au rayon des chaussures pour dames. J'ai eu de la peine pendant toute une semaine. Chausser des femmes, c'est ce qu'il y a de plus beau au monde!»

Parlant de chaussures, le cordonnier Jean-Paul Giroux se souvient du temps où huit grosses manufactures prospéraient devant sa petite boutique. «Dans le temps, il y avait du travail pour tout le monde dans Saint-Roch. Aujourd'hui, tout vient de l'étranger; je ne peux même pas avoir une boîte de cirage faite ici!» Constatant la misère de cet ancien quartier ouvrier, devenu quartier de désoeuvrés entretenus par l'État, le vieux cordonnier prophétise : «Ça va casser!»

Dans cette petite patrie démolie, physiquement et socialement, l'homme qui refuse de se contenter de l'aide sociale doit être considéré comme un héros. Tel est Louis-Philippe Chabot, 77 ans, ancien marathonien, haltérophile et cycliste de compétition, devenu tardivement "recycleur", autrement dit fouilleur de poubelles et revendeur au petit bonheur. «Chaque matin, c'est un suspense : je ne sais pas ce que je vais trouver. Souvent, je travaille huit heures pour à peine 15 $. Quand je vois une bouteille cassée, je la ramasse, même si ça ne me donne pas une cenne. Et dire qu'il y en a qui ne veulent pas travailler quand c'est pour le salaire minimum...»

Louis-Philippe Chabot tient à rester actif. Il n'a pas cessé de courir. Sa piste, c'est cette rue sans joie, inconnue de ceux qui ne vont jamais plus loin que la rue Saint-Joseph embourgeoisée. Quand Valérie Lavoie lui demande après quoi il court, le bonhomme répond sans sourciller : «Je cours après rien. Je cours tout simplement.»

Ce n'est pas dans le film, mais j'apprends que l'irréductible recycleur est mort subitement, lorsqu'un couvercle de conteneur lui est tombé sur la tête. Paix à celui qui succombe au boulot, quand il aurait pu se laisser vivre sans rien faire.

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Mémoires d'une petite cité

Documentaire de Valérie Lavoie


On aime : l'empathie de la démarche, la clarté du regard, la vivacité du montage, le travail de documentation
On n'aime pas : -