C’est peut-être la plus grande actrice française de sa génération. Mais Adèle Haenel en a assez. La comédienne de 34 ans avait déjà tourné le dos au cinéma. Voilà qu’elle lui claque la porte au nez.

Mardi, l’artiste et militante féministe a répondu à une demande d’entrevue du magazine Télérama par une lettre coup de poing dans laquelle elle dénonce l’hypocrisie du monde du cinéma. « J’ai décidé de politiser mon arrêt du cinéma pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et, plus généralement, la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est », écrit-elle.

Ce ton fracassant n’est pas inhabituel pour l’actrice de 120 battements par minute et de Portrait de la jeune fille en feu. Il y a trois ans, Adèle Haenel avait fait une sortie très remarquée en plein gala des Césars, alors que Roman Polanski recevait le prix du meilleur réalisateur pour J’accuse. « La honte ! », avait-elle lancé en quittant soudainement la salle Pleyel en compagnie de son ex-compagne, la réalisatrice Céline Sciamma. « Bravo la pédophilie ! », avait-elle ajouté en coulisses.

Au moment de la sortie du plus récent film de Polanski, une cinquième femme, la photographe Valentine Monnier, a accusé le cinéaste de viol lorsqu’elle avait 18 ans. Les quatre autres accusatrices du cinéaste étaient mineures au moment des faits allégués. En 1977, Roman Polanski a été reconnu coupable de rapports sexuels illégaux avec une mineure (Samantha Geimer, qui avait 13 ans). Il a fui les États-Unis pour la France après avoir purgé une peine de 42 jours de prison.

L’impunité entourant Polanski en France a notamment inspiré un témoignage vidéo poignant d’Adèle Haenel sur le site d’information Mediapart, en novembre 2019. Émue et déterminée, elle a accusé le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel sur le tournage du film Les diables, qui l’a révélée au début des années 2000, alors qu’elle avait à peine 12 ans.

Aujourd’hui, Adèle Haenel accuse l’ensemble du milieu du cinéma d’être complice des prédateurs sexuels.

Elles et eux toustes ensemble pendant ce temps se donnent la main pour sauver la face des Depardieu, des Polanski, des Boutonnat. Ça les incommode, ça les dérange que les victimes fassent trop de bruit, ils préféraient qu’on continue à disparaître et crever en silence.

Adèle Haenel, dans sa lettre

Treize femmes ont accusé le mois dernier Gérard Depardieu de violences sexuelles, en particulier sur des plateaux de tournage, dans le cadre d’une autre enquête de Mediapart. Dominique Boutonnat, un donateur de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, a été reconduit à la tête du Centre national du cinéma français en juillet dernier par le Conseil des ministres, malgré un procès imminent pour agressions sexuelles sur son filleul.

PHOTO BERTRAND GUAY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Adèle Haenel à la cérémonie des Césars en 2020

Ce que dénonce Adèle Haenel avec raison, c’est la culture du bof ! entourant le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles en France. La France du « Allez mon p’tit ! » destiné jadis aux femmes par leur patron, accompagné d’une tape sur les fesses, qui subsiste sous des formes plus insidieuses. De la « liberté d’importuner » défendue par Catherine Deneuve à la banalisation du viol par la psychanalyste Sabine Prokhoris, en passant par la nostalgie de l’écrivain Frédéric Beigbeder pour l’époque où l’on pouvait objectiver le corps des femmes sans se faire traiter de porc par des wokes.

La France de l’injonction indémodable à la femme de sourire, d’être belle et de se taire, de ne surtout pas s’énerver ou se fâcher, sous peine d’être traitée d’hystérique ou de colérique. Une France qui ne semble pas près de se débarrasser de ses réflexes machistes.

Adèle Haenel, « qui se présente comme féministe et lesbienne », « rivalise de hargne », écrit le journaliste du magazine Le Point Jean-Luc Wachthausen dans une chronique qui rivalise de sexisme pour parler de la comédienne. Il rappelle brièvement l’affaire Christophe Ruggia, « cinéaste contre lequel elle a porté plainte presque 20 ans plus tard ». Ce n’est presque pas une tentative d’invalider son témoignage…

Il y a un demi-siècle, on reprochait aussi à Delphine Seyrig, une autre grande actrice et militante féministe, un ton hargneux parce qu’elle réclamait l’égalité pour les femmes dans la société française. « De là vient sûrement cette agressivité qu’a souvent le mouvement de libération des femmes et qui n’est pas sympathique », lui dit une intervieweuse à la télévision publique française, en 1972, dans un extrait diffusé cette semaine par l’Institut national de l’audiovisuel. La Jeanne Dielman de Chantal Akerman lève les bras et répond : « Je ne sais pas si le calme des hommes est tellement sympathique. »

« Face au monopole de la parole et des finances de la bourgeoisie, je n’ai pas d’autres armes que mon corps et mon intégrité, écrit encore Adèle Haenel dans sa lettre à Télérama. De la cancel culture au sens premier : vous avez l’argent, la force et toute la gloire, vous vous en gargarisez, mais vous ne m’aurez pas comme spectatrice. Je vous annule de mon monde. Je pars, je me mets en grève, je rejoins mes camarades pour qui la recherche du sens et de la dignité prime sur celle de l’argent et du pouvoir. »

À sa prise de position légitime et courageuse, qui cristallise les craintes, les combats et les appréhensions de sa génération, des chroniqueurs français ont répondu en ironisant sur son discours anticapitaliste.

À sa lettre révoltée, cohérente, logique et conséquente avec son militantisme social et politique, ses détracteurs ont opposé le mot « radical ».

« C’est trop radical », a déclaré sur un plateau de télé l’actrice et réalisatrice Maïwenn, dont le plus récent film, Jeanne du Barry, qui sera présenté en ouverture du Festival de Cannes mardi, met en vedette Johnny Depp, accusé de violences conjugales par son ex-femme. Elle a aussi reconnu avoir agressé le directeur de Mediapart, Edwy Plenel. Maïwenn avait 16 ans lorsqu’elle a épousé le cinéaste Luc Besson, de 17 ans son aîné. On devine qu’elle ne partage pas toutes les idées d’Adèle Haenel…

La double lauréate d’un prix César (pour Suzanne il y a dix ans et Les combattants l’année suivante) quitte le cinéma. Elle poursuivra heureusement son travail de comédienne au théâtre avec Gisèle Vienne, notamment dans la pièce L’étang, qui sera présentée à la fin du mois à Montréal, dans le cadre du Festival TransAmériques (qui a prévu le 3 juin l’évènement « Adèle Haenel et les anniversaires du #metoo »).

Le cinéphile que je suis est bien sûr déçu de cette décision. Le cinéma français regrettera l’absence sur le grand écran de cette actrice unique, au regard perçant, habitée d’un feu intérieur éblouissant. Le citoyen que je suis est, lui, admiratif de sa prise de position politique bouillante de colère qui ne pouvait plus être sourde. Pas trop radicale. Pertinemment radicale.

Une version antérieure de ce texte indiquait qu'Adèle Haenel avait été lauréate d'un César pour Réparer les vivants. Or, elle a plutôt remporté un César pour Suzanne, de la même réalisatrice, Katell Quillévéré.