Fredy, pièce de théâtre documentaire d'Annabel Soutar sur la mort de Fredy Villanueva, sera présentée en reprise dans trois maisons de la culture - Ahuntsic ce soir, Frontenac mardi et Montréal-Nord vendredi prochain - ainsi qu'à l'Usine C du 26 au 29 mars. L'artiste et militant Ricardo Lamour, membre du comité de soutien à la famille Villanueva, s'est retiré du projet après sa création en 2016. Il s'oppose au fait que la pièce continue d'être présentée sans l'aval de la mère de Fredy, Lilian Villanueva.

J'ai vu la première mouture de Fredy où l'on te voyait, à la toute fin, lire un texte où tu faisais part de tes réserves face à la démarche d'Annabel Soutar. J'ai trouvé ça très fort et transparent. J'essaie de comprendre pourquoi il y a tant d'opposition à la pièce encore aujourd'hui...

C'est une bonne question. Le show aurait pu être différent si toutes les conditions avaient été réunies...

Plusieurs comédiens sont partis depuis. Tu as dénoncé une appropriation qui, dans ce cas précis, m'échappe. Parce que cette démarche documentaire me semble rigoureuse. À travers mon prisme de journaliste, j'ai de la difficulté à voir comment ce collage de documents publics peut être perçu comme une appropriation...

On parle d'appropriation parce que le récit, l'histoire intime de cette famille - bien qu'il y ait des aspects qui soient publics - et le témoignage de Lilian lui appartiennent. C'est son histoire. Qu'une pièce s'intitule Fredy, le petit nom que Lilian donnait à son fils, sans son autorisation, c'est déjà de manière manifeste une forme d'appropriation. [...] On parle d'enjeux éthiques. On peut faire une chose parce qu'elle est légale. Mais est-elle morale?

Dans ce cas-ci, à la base, tu sens qu'il y a une dépossession?

C'est exactement le mot que l'on utilise. Il y a une dépossession. Il faut choisir ses combats. Quand, au comité de soutien, on a su que la pièce allait être montée, on sentait que tout n'était pas casher dans le processus. Mais on s'est dit que si d'autres gens que nous pouvaient voir la valeur ajoutée d'être en soutien à la famille, de sympathiser avec sa souffrance, on devait y participer. Maintenant, on veut que les demandes et les revendications de la famille soient entendues. La famille ne veut pas que la pièce tourne, elle ne veut pas que son histoire circule. Il y a eu des demandes faites à Annabel auxquelles il n'y a pas eu de réponse. Pour reprendre le titre du roman de Natasha Kanapé Fontaine: N'entre pas dans mon âme avec tes chaussures...

Tu trouves qu'il y a eu un manque de délicatesse?

Oui. J'ai joué un rôle dans le comité de soutien pour organiser une réunion entre Annabel et Lilian, à la suite des 21 représentations à La Licorne en 2016, et je trouve que le titre du roman de Natasha convient bien à la situation. C'est non seulement une dépossession de l'histoire, c'est une dépossession de l'indignation légitime d'une famille. Dans la hiérarchisation des droits, le droit du public de voir une oeuvre devient tout à coup plus fondamental, plus important, que celui des gens qui ont porté le réel dont s'inspire l'oeuvre.

Mais comme artiste, tu dois aussi te poser des questions éthiques. Tu ne crois pas que ça peut être interprété comme de la censure?

Je suis content que tu parles de censure et de liberté d'expression. [...] Pourquoi on ne parle pas de la liberté d'expression de Lilian Villanueva? Pourquoi on ne parle pas de la liberté d'expression des personnes racisées, dont le discours n'existe pas, parce que l'on vit dans un environnement favorable à d'autres discours dominants ? Je n'ai pas de problème avec la liberté d'expression, mais il faut aussi voir les dynamiques de pouvoir et la violence épistémique qui existe. Qui a les moyens de définir ce qui est de l'art, ce qui est éthique et ce qui est du documentaire ? Si le documenté n'a pas l'impression d'être partenaire de la démarche, mais que l'oeuvre porte le nom de son enfant, peut-on se poser des questions?

S'il fallait toujours avoir l'aval des gens dont on raconte l'histoire, par exemple dans un reportage ou un documentaire, on ne raconterait plus grand-chose...

Disons-le clairement alors ! Établissons les règles du jeu et respectons-les. Ce n'était pas clair avec Annabel. Je ne sais pas si l'expression «vice de procédure» tient ici, mais la confiance de Lilian s'est rapidement effritée. [...] La liberté d'expression d'Annabel ne peut pas s'exprimer au détriment d'une autre forme de liberté d'expression et de possession par rapport au souvenir de Fredy.

J'ai perçu la pièce comme un hommage, une façon de maintenir le souvenir de ce drame-là vivant. C'est une pièce qui parle de profilage racial, de bavures policières, avec un parti pris pour la victime. Pour moi, elle fait oeuvre utile. Le fait d'avoir le nez collé sur le processus t'empêche-t-il d'apprécier ça?

C'est une bonne question. Quand je jouais dans la pièce - c'était ma première expérience au théâtre -, je n'avais pas de recul. J'étais devenu le visage du comité de soutien alors que d'autres y travaillaient plus quotidiennement. Il y a beaucoup de gens qui pensent que cette histoire aurait bénéficié d'une distance temporelle plus grande, étant donné que les plaies sont encore ouvertes. [...] La question que je me pose, c'est comment on peut travailler autrement, avec d'autres voix. Je prends l'exemple de J'aime Hydro. C'est fantastique, le travail qu'a fait Christine Beaulieu avec Annabel. Je crois que Jeffrey Sagor-Mettelus ou Dany Villanueva auraient pu coécrire l'histoire de Fredy dans leurs mots, s'ils avaient été coachés. Ils portent cette histoire en eux.

Tu as l'impression que si Christine Beaulieu n'était pas une femme blanche, les choses se seraient passées différemment?

C'est chaud comme question! On parle de ressources naturelles, d'exploitation du territoire. Est-ce qu'on aurait autant aimé la proposition de J'aime Hydro si elle venait de la voix d'une femme innue?

Comme Natasha Kanapé Fontaine...

Voilà! Je ne sais pas si Natasha Kanapé Fontaine aime ou déteste Hydro. Mais ç'aurait été intéressant aussi. Tu vois ce que je veux dire? On entre dans un autre paradigme.

Ces choses-là peuvent coexister...

Absolument! J'ai beaucoup aimé la proposition de Christine. Elle a parlé de ses doutes, de sa volonté d'aller à la rencontre des différentes communautés autochtones. Mais c'est vrai qu'on peut faire les choses autrement. On a souvent un seul regard, qui porte une démarche, parce qu'on se dit que les spectateurs, le public, a besoin d'une histoire simple à raconter. Mais on voit que des propositions avec plusieurs visages, avec des particularités distinctes, sont aussi appréciées par un public capable d'explorer et de comprendre autre chose.

Avec le recul, est-ce que tu regrettes d'avoir participé à la pièce?

Non. Je ne regrette pas! J'ai fait les choses en m'assurant de l'accord de la famille. Mais ça ne change pas le fait que j'ai dû me retirer. Ce n'était pas de gaieté de coeur que j'ai fait ce coup d'éclat, mais pour lancer un message fort au public par conviction d'un glissement éthique qui allait trop loin.

Fredy va être présentée la semaine prochaine à Montréal-Nord. Crois-tu qu'il y aura une contestation plus vive?

Je ne peux pas prédire comment les gens vont réagir. C'est sûr que c'est sensible. La pièce sera présentée à quelques mètres de l'endroit où Fredy est mort. Il y a peut-être des employés de la Maison culturelle et communautaire qui étaient là à l'époque et qui sont encore là. Les jeunes qui ont connu Fredy et qui sont maintenant des femmes et des hommes, vont-ils y aller? Plus qu'à La Licorne? Que vont-ils en penser? Ce sont des questions auxquelles je ne peux pas répondre.

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Ricardo Lamour, alias Emrical, sera le 20 avril à la salle Claude-Léveillée de la Place des Arts pour présenter son spectacle musical.