Lors d'un souper avec des amis, Patrice Dubois s'est vu plongé dans le film Le déclin de l'empire américain de Denys Arcand. L'homme de théâtre s'est dit que ce film cru et noir ferait une bonne pièce. La Presse a pu suivre pas à pas la création de ce spectacle très attendu, qui atterrit sur les planches mardi à Espace Go.

Quel empire? Quel déclin?

S'attaquer à un film-culte demande du culot. Les personnages du classique de Denys Arcand Le déclin de l'empire américain sont devenus mythiques. On les a imités, copiés, satirisés... Patrice Dubois et Alain Farah en sont conscients. C'est en toute connaissance de cause qu'ils ont décidé d'adapter le film à la scène. L'entrevue a eu lieu en novembre dernier.

Est-ce que l'élection de Donald Trump change la lecture qu'on peut faire du Déclin de l'empire américain?

Patrice Dubois: La pièce porte un regard sur les relations de dominants et de dominés qui peuvent se décliner de plusieurs façons. De quelle façon on domine ou on est dominés? Nous sommes traditionnellement des victimes, les Québécois. On a été conquis et dominés. C'est un peu la thèse d'Arcand. On le voit dans une phrase comme celle que dit mon personnage: «Il y a un déclin depuis que les femmes sont au pouvoir.»

Alain Farah: C'est l'âge des ténèbres pour l'humanité, l'élection de Trump. Depuis le début, la question qu'on s'est posée, c'est est-ce que l'empire américain est en déclin? Penser en termes de déclin, c'est dangereux. [...] Quand j'ai vu l'élection de Trump, je me suis dit: voilà le père Ubu. On est dans les conséquences du démantèlement de la pensée. Le type qui entend Trump dire «grab 'em by the pussy», Billy Bush [l'animateur d'Access Hollywood], perd son job, et celui qui le dit devient l'homme le plus puissant du monde. C'est le monde dans lequel on vit. 

Les personnages et le récit restent les mêmes dans votre pièce? 

Dubois: On a conservé la trame dramatique. Ça reste une élite culturelle, mais quel genre d'élite aujourd'hui? Dans le film, ils ont tous des chalets au lac Memphrémagog. Ils possèdent cet endroit. L'élite a changé. Est-ce qu'elle a encore des privilèges? Elle peut parler, mais tout le monde le fait partout, tout le temps. Le sens du tragique émerge du fait que ce qu'ils disent a moins d'impact social. 

Farah: Le personnage de Marie-Hélène Thibault a écrit un livre intitulé Variances sur l'idée de bonheur. Tout le film est construit sur l'hypothèse qu'une société commence son déclin à partir du moment où les bonheurs individuels prennent le pas sur le bonheur de la collectivité. Notre personnage a presque l'idée inverse de celui du film. Le monde a changé. Elle met à mal l'idée du déclin et de l'âge d'or. 

Dubois: Tant que c'est Marie-Hélène qui va écrire un livre et vouloir mener la barque du sens, on va être dans la dèche, se disent les boys. On est aussi bien de garder le pouvoir et d'énoncer notre thèse basée sur le mensonge, la vie sociale et le cul, le cul, le cul.

L'élite ou les intellectuels d'aujourd'hui ne sont plus écoutés comme à l'époque du film, en 1986. Ils sont même ridiculisés bien souvent.

Farah: Une élite, ce sont des gens qui ont des privilèges. Il a fallu sortir le déclin de la pure communauté universitaire. On a pris Arcand au mot qui dit: je n'ai fait qu'écouter et raconter ce que je connais. On s'est dit qu'on ferait la même chose. Les membres de l'élite aujourd'hui portent plusieurs chapeaux. Le milieu universitaire n'est plus uniforme. Si on ne réussit pas à questionner cette situation dans laquelle on est, du démantèlement de la pensée, on passe à côté. La réflexion va se faire dans la salle. 

C'est une époque qui ne veut plus entendre parler d'élite, d'information et de culture, en fait? 

Farah: Des études le prouvent: moins tu es exposé à la culture, moins tu es capable d'empathie. C'est un contexte particulier d'être dans une élite intellectuelle quand elle a tout perdu. Dans les yeux des autres, elle a gardé ses privilèges, mais c'est faux. 

Dubois: Tout est annoncé dans Le déclin. Le spectateur sait exactement ce qui se passe. Quand le personnage dit qu'il ment à sa femme, le spectateur le constate. Les écritures s'accomplissent. C'est le plaisir du spectateur d'en être le complice. 

Farah: L'espace est ouvert sur scène. Il n'y a plus d'endroit où se cacher. Ça devient encore plus violent. On entre dans une ère post-vérité; plus c'est gros, plus ça passe. L'information n'est plus. Le monde se renseigne sur les réseaux sociaux. Comment peut-on construire dans un monde post-vérité? Chacun répond à sa façon à cette question.

Dubois: Ce n'est pas le portrait d'une génération qu'on fait. Pas plus que ce ne l'était dans le film, d'ailleurs. 

Vous avez pris le temps de bien faire les choses. Vous espérez faire tourner la pièce au Québec avec neuf personnages. C'est quand même un boulot de fous, votre histoire?

Dubois: On a travaillé pendant un an avec mon assistante Catherine La Frenière pour décider ce qui devait rester ou pas parmi chacun des thèmes abordés par Arcand. On ne va pas écrire en collectif. On n'écrit pas dans le local de répétition non plus. 

Farah: C'est en effet immense comme boulot de création, Le déclin. La pièce dure aussi longtemps que le film, quoiqu'il y ait la moitié moins de scènes. 

Dubois: L'adaptation théâtrale indique rapidement qu'on n'est plus dans le film. On a mélangé des choses au niveau du texte et au niveau scénique. On joue avec les niveaux de lecture. Il y a une cohabitation des scènes différentes que dans le film même si la tension dramatique n'a pas changé. La structure est plus théâtrale. C'était important de le faire différemment. Il faut que la théâtralité serve à dire des choses. 

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Du 28 février au 1er avril à Espace Go.

Du jeudi 8 juin au samedi 10 juin au Théâtre de la Bordée de Québec, dans le cadre du Carrefour international de théâtre.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le travail d'adaptation d'Alain Farah et de Patrice Dubois a duré un an, pendant lequel ils ont revisité des thèmes abordés par Denys Arcand et en ont écarté d'autres.

Les nouveaux visages du Déclin

À part Patrice Dubois, qui reprend le rôle tenu par Rémy Girard dans le film en plus d'assurer la mise en scène, ils sont huit acteurs dans cette version théâtrale. Au début des répétitions, nous leur avons demandé ce que représentait le film à leurs yeux et le fait de le transposer au théâtre.

Marie-Hélène Thibault

Personnage: Marie-Hélène Saint-Arnaud, historienne, célibataire

Au cinéma: Dominique Michel

«J'allais voir Flashdance à cette époque au cinéma, pas Le déclin. Le fait que c'était le rôle de Dominique Michel, avec qui j'ai travaillé cinq ans sur Catherine, c'est comme si j'allais continuer ce qu'elle avait commencé, ça me touche beaucoup. J'ai relu le scénario, c'est tout. A-t-on si peu changé? Le défi est de le théâtraliser, de le placer dans le corps. C'est vraiment un personnage intéressant, cette intellectuelle libre. C'est par elle que le déclin de ce groupe arrive.»

Réplique de la pièce: «Comme sur le plan privé, à moins d'être un mystique ou un saint, il est presque impossible de modeler sa vie sur aucun exemple autour de nous. Ce que nous vivons, c'est un processus général d'effritement de toute l'existence.»

Sandrine Bisson

Personnage: Judith, chroniqueuse radio, amante de Marco

Au cinéma: Louise Portal

«Quand j'ai su que j'avais le rôle, j'ai failli voir le film à nouveau, mais je me suis arrêtée juste à temps parce que je suis comme une éponge. Je ne voulais pas trouver des pistes qui ne sont pas les miennes. Le film a été très complexant pour moi à l'époque, j'étais trop jeune. J'ai croisé Louise Portal et elle m'a dit qu'elle avait été retenue en audition parce qu'elle était la seule qui avait souri. Mon personnage est chaleureux et elle désamorce beaucoup de choses.»

Réplique: «Quand le pénis est menacé, y'a rien à faire. C'est pour ça qu'ils en font une maladie. Bander, débander, les grosses queues, dis-moi donc que j'en ai une grosse. C'est vraiment l'obsession fondamentale.»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Marie-Hélène Thibault

Bruno Marcil

Personnage: Bruno Chalhoub, prof de littérature à l'université, amant de Sophie 

Au cinéma: Pierre Curzi

«J'ai fait la gaffe de le revoir il y a un an. Je travaille mon texte et ça commence à disparaître. J'avais beaucoup Pierre Curzi et les autres en tête. Pour un travail d'acteur, tu veux partir du texte et bâtir là-dessus. Je dois casser les tons du Déclin. On raconte la même histoire adaptée à aujourd'hui. On voit des intellectuels sur la scène, mais il ne faut pas amener le public dans l'intellectualisme. Dans l'espace qu'on a, chaque geste qu'on pose a une signification.»

Réplique: «Ah ça, c'est une chose que j'ai pas assez faite, coucher avec des Asiatiques. Pourtant, j'ai eu ma première érection en regardant des dessins animés japonais dans mon sous-sol!»

Dany Boudreault

Personnage: Claude, photographe de renommée internationale, célibataire

Au cinéma: Yves Jacques

«J'ai vu la chute du mur de Berlin, Polytechnique et les attentats de 2001, donc j'ai assisté à un déclin. Mon personnage s'appelle Claude et il a changé depuis le film. Le rapport au sida qui avait une résonance en 1986 n'est plus là. On transpose le mal d'être. Le déclin pour Claude, c'est que le meilleur temps est passé. Ça ne pourra pas aller mieux. Claude est toujours entouré, mais toujours seul.»

Réplique: «J'ai été amoureux d'un gars comme ça, à la fin de la vingtaine. Ça a duré six mois. Il s'est tué. Un accident de moto. C'est après que j'ai commencé à draguer. Si j'étais capable, je draguerais tous les soirs.»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Bruno Marcil

Simon Lacroix

Personnage: Xavier, prof de cinéma au cégep, célibataire

Au cinéma: Daniel Brière

«Je l'ai vu au cégep quand je suis devenu ouvert sur le monde. C'était un mélange très intello et très sexuel. La grosse question, c'est comment faire ça aujourd'hui pour que ce soit actuel? En lecture, cela a donné des séances vraiment intéressantes. Il y a des choses propres aux années 80, mais le fond reste. Ce n'est pas le portrait d'une génération, mais des individus qu'on pourrait croiser de nos jours. Xavier est assez proche de moi, un peu naïf, moins désillusionné que les autres. Ce qui est important, c'est mon écoute.»

Réplique: «Moi, je suis pas comme vous autres. J'ai pas envie de faire l'amour avec une nouvelle fille à tous les jours.»

Éveline Gélinas

Personnage: Catherine, mère de famille, mariée à Patrice

Au cinéma: Dorothée Berryman

«J'ai vu le film plusieurs fois. Le déclin et Jésus de Montréal m'ont beaucoup marquée. Je viens d'un milieu à l'opposé de ça, de la campagne avec des parents qui s'aimaient. On va dans les mêmes eaux que le film sans y aller vraiment. Moi, je fais une femme concrète face à ces intellectuels-là, qui s'est sacrifiée pour son mari, mais elle est un peu naïve. C'est encore d'actualité, je crois. Elle vit un déclin individuel.»

Réplique: «C'est rendu que je me pèse deux fois par jour. J'ai peur de grossir, j'ai peur de ramollir... Sais-tu quoi? Je suis pas née à la bonne époque. J'étais faite pour être grosse. C'est vrai.»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Simon Lacroix

Marilyn Castonguay

Personnage: Sophie, étudiante en histoire, amante de Bruno

Au cinéma: Geneviève Rioux

«Je l'ai vu il y a très longtemps. J'ai juste regardé la fameuse scène [du salon de massage], mais je n'ai pas voulu en voir plus parce que l'adaptation est très belle. C'est vraiment le discours, la langue et la pensée d'aujourd'hui que Patrice et Alain mettent de l'avant. Il faut faire un beau mariage corps-esprit pour habiter l'espace dans lequel on joue. Dans le discours, plus ça change, plus c'est pareil, mais ce ne sont pas les mêmes combats aujourd'hui.»

Réplique: «Il y a plein de gens qui pensaient qu'à minuit, le 1er janvier de l'an 1000, la fin du monde était pour arriver. Mon Dieu, j'ai pas enlevé ma blouse. Je suis pas très sexy.»

Alexandre Goyette

Personnage: Marco, amant de Judith

Au cinéma: Gabriel Arcand

«En entendant parler du projet, je me disais que ça faisait longtemps que je n'avais pas joué au théâtre. Mon premier sentiment en était un d'excitation et de vertige. Le film fait partie de nous. Marco a beaucoup de petites répliques banales et d'autres qui frappaient beaucoup au cinéma. Au théâtre, c'est ça, le défi, les rendre en finesse. La caméra ne viendra pas chercher un gros plan pour accentuer un mot. Pour l'instant, c'est le personnage qui a le plus bougé dans le travail.»

Réplique: «C'est rien que ça que vous faites, parler! Après-midi, les gars ont passé leur temps à parler de cul. Je pensais arriver dans une orgie. Ben non, le gros fun, c'est le couscous...»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Marilyn Castonguay