Depuis cinq ans, Olivier Kemeid et Frédéric Dubois se promènent dans la forêt shakespearienne. Avec leurs collaborateurs Martin Labrecque et Patrice Dubois, les deux hommes l'ont explorée de fond en comble pour produire Five Kings - L'histoire de notre chute, pièce-fleuve dans laquelle Shakespeare n'a jamais été aussi moderne, proche et limpide. Survol du spectacle le plus attendu de l'automne.

Five Kings, c'est l'histoire de notre chute, et aussi de notre insatiable quête de pouvoir. Une ambition démesurée, à la fois fascinante et horrible, qui fait partie de l'ADN de l'humanité.

«Contrairement aux Grecs, Shakespeare s'intéressait davantage à l'Homme qu'au Ciel», illustre Olivier Kemeid, auteur de ce collage d'après le Cycle des rois du dramaturge élisabéthain. «C'est être ou ne pas être, non pas croire ou ne pas croire. De plus, Shakespeare nous montre que le pouvoir n'est pas l'apanage des élites ou de la monarchie. Il y a des luttes de pouvoir, des trahisons, dans toutes les familles, les classes et les sphères des sociétés.»

Une production québécoise aura rarement mis autant de temps avant de voir le jour. Près de 12 années se sont écoulées entre la découverte, par l'acteur Patrice Dubois et le concepteur Martin Labrecque, du texte original d'Orson Welles et la première de Five Kings, cette semaine à l'Espace GO.

Welles avait créé Five Kings pour sa compagnie, le Mercury Theatre, à Broadway, en 1939. Mais la production fut un fiasco et le texte est tombé dans l'oubli.

Un assemblage de huit pièces

En 2010, le projet des quatre créateurs est officiellement lancé. Il fera appel à quatre compagnies et nécessitera plusieurs étapes de création (résidences d'écriture, ateliers, répétitions publiques, etc.). Outre Labrecque, Dubois (Théâtre PàP) et Kemeid (Trois Tristes Tigres), le noyau créateur comprend le metteur en scène Frédéric Dubois (Théâtre des fonds de tiroirs). Le comédien et directeur artistique du Théâtre de poche de Bruxelles, Olivier Coyette, s'est joint à eux en cours de route.

«Pour une fois, on a eu le luxe du temps. On a laissé cette oeuvre immense se déposer et s'imprimer en nous, avant de proposer un spectacle de plus de cinq heures qui ne s'éparpille pas», souligne Frédéric Dubois.

Il faut dire que Frédéric Dubois parle ici d'un énorme matériau de base: Five Kings est un assemblage de huit pièces: Richard II, Henry IV (1re et 2e parties), Henry V, Henry VI (1re, 2e et 3e parties) et Richard III. Elles comptent 256 personnages (!), mais dans la version de Kemeid, on en retrouve «seulement» 34, qui sont joués par 13 interprètes, dont Patrice Dubois, Emmanuel Schwartz et Étienne Pilon.

«Il n'y a pas de décor, le plateau est ouvert, on a enlevé tout le superflu pour ne pas encombrer le récit», poursuit le metteur en scène. Les interprètes définissent l'espace scénique, aidés bien sûr par les magnifiques lumières de Martin Labrecque; la scénographie est produite par ses éclairages.

Dubois et Kemeid ont donc passé près de cinq ans à se promener - et, parfois, à se perdre - dans la forêt shakespearienne. Comment qualifient-ils la forêt? «Dense!», répondent-ils en duo.

«Par moments, cette forêt est si obscure et touffue qu'on ne voit plus le soleil. Et l'on s'y perd», souligne Frédéric Dubois

«Or, c'est formidable de pouvoir se perdre, ajoute Kemeid. De nos jours, on ne s'offre plus le loisir de se perdre. On a tous des GPS nous permettant de nous rendre du point A au point B. Ici, devant l'ampleur de l'oeuvre, on a compris que c'est correct de se perdre sur la route, de se laisser porter par le grand mythe shakespearien.»

Voyage au bout de la nuit

En mai dernier, aux Écuries, La Presse a assisté à une présentation privée de Five Kings - L'histoire de notre chute, avec une douzaine d'artisans et de producteurs de théâtre. L'espace d'une demi-journée, on a fait un magnifique voyage au bout de la nuit shakespearienne. Un survol d'un demi-siècle de l'histoire contemporaine avec les mots de Shakespeare... et la vision de la génération montante du théâtre québécois.

Cette rencontre est fructueuse. Les enjeux et les intrigues du grand Will nous auront rarement paru aussi clairs, comme si la grande marche de l'Histoire coulait de source.

Dès le départ, l'équipe a convenu de situer les personnages du Cycle des rois dans un temps et un lieu familiers au public: le Québec moderne, de 1965 à aujourd'hui. «On commence en 1965, en pleine Révolution tranquille, mais aussi parce que le noyau de l'équipe de création est né à la fin des années 60 et 70, explique Kemeid. On voulait également conclure en 2015, afin que Richard III soit notre contemporain.»

Selon Kemeid, les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale représentent un constat d'échec total. «De 1945 à 1975, l'Occident a connu ses trente glorieuses. On a fait croire aux baby-boomers qu'ils étaient les enfants de l'avenir, qu'ils vieilliraient dans une société de loisirs, un monde idyllique, etc.»

Or, l'auteur note que c'est tout le contraire qui est arrivé. «D'où le sous-titre: l'histoire de notre chute.»

En chemin, Olivier Kemeid a surmonté quelques écueils. «Après une première résidence d'écriture à New York, je pensais avoir trouvé la bonne voie: je situais l'action dans une tour à bureaux à Wall Street. Les personnages provenaient tous du milieu financier, des présidents de C.A. Il n'y avait plus de guerre, seulement des krachs boursiers.»

Devant l'étonnement de ses confrères, il a supprimé tout ce qu'il avait écrit... ou presque. «Avec Shakespeare, il est impossible de faire entrer l'oeuvre dans un cadre trop serré, dit-il aujourd'hui. Si on aborde uniquement le pouvoir économique, c'est réducteur. Il faut accepter que Shakespeare soit plus grand que soi.»

«On a l'air irrévérencieux, poursuit Dubois, mais Shakespeare faisait comme nous à son époque. Il télescopait les événements et les époques; il se permettait des raccourcis historiques.»

Lorsqu'il quitte les répétions à l'Espace GO, Frédéric Dubois se dirige chez Duceppe, où il dirigera fin octobre Ils étaient tous mes fils d'Arthur Miller. «Miller a relu et relu Shakespeare, car le temps est un personnage très important dans sa pièce. Moi qui croyais me sortir de Five Kings; j'aborde à nouveau les relations père-fils, la trahison, le meurtre, la filiation...»

On n'en a jamais fini avec Shakespeare.

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Au théâtre Espace GO à Montréal, du 20 octobre au 7 novembre; au Théâtre français du CNA, à Ottawa, du 19 au 22 novembre. Durée: 5 heures avec entractes et service de traiteur sur place.