Le 24 septembre, sur la scène du Théâtre du Rideau Vert, Sylvie Drapeau jouera enfin, pour la première fois, du Tchekhov. Sous la direction du metteur en scène Alexandre Marine, elle incarnera Lioubov Andreïevna Ranevskaïa, héroïne de La cerisaie. Un personnage qui lui va bien, une femme attachante, langoureuse, amoureuse. On la retrouvera à l'orée d'un monde qui bascule, ruinée, rongée par son amour, contemplant les fleurs des cerisiers de sa propriété.

Je l'ai attendue dans cette vieille salle de répétition du Rideau Vert où, les jours de canicule, à 40 degrés, l'air vient à manquer. Sylvie Drapeau est entrée en serrant bien fort dans sa main son manuscrit de La cerisaie, comme si elle avait peur qu'une réplique lui échappe.

Son personnage Lioubov, sa façon d'en parler, de le porter, montre à quel point cette aristocrate attachante, d'une grande tendresse, qui dépense autant qu'elle aime, cette femme amoureuse, symbole d'un monde qui s'écroule, cette héroïne sortie de l'âme du Russe Anton Tchekhov, aurait pu être elle.

Le metteur en scène, Alexandre Marine, lui-même russe, voit depuis longtemps en Sylvie Drapeau l'amoureuse portée par sa double inconscience. Or, La cerisaie, c'est le premier Tchekhov de Sylvie Drapeau. Étonnant.

Q. Comment ça se fait?

R. Probablement que je ne devais pas être mûre. Il fallait peut-être que je vive. Il y a six ans, Denise [Filiatrault] m'a présenté Alexandre [Marine]. Et tout de suite, en me rencontrant, il a dit: Lioubov. On avait un rendez-vous.

(Avec lui, elle a joué Marie Stuart, Blanche dans Un tramway nommé Désir, Vassa de Gorki, mais rien, ni le temps ni l'argent, ne leur a fait oublier leur rendez-vous. Ça ne pouvait qu'arriver. Ce n'était qu'une question de temps, de patience.)

Q. Vous êtes prête maintenant?

R. J'ai 51 ans. La vie nous modèle, le temps aussi. Il y a quand même des avantages à vieillir.

(Dans sa jolie robe toute simple, les cheveux défaits, elle est la preuve que la beauté n'a pas d'âge et que la féminité émeut.)

Q. Si je comprends bien, sans Alexandre Marine, vous n'auriez peut-être jamais joué Tchekhov?

R. Je suis contente de le faire avec lui. Pas seulement parce qu'il est russe, mais aussi parce qu'il est russe. Il y a des choses qui nous sont un peu étrangères, comme juste finir l'acte 4 dans ce grand sourire, cette légèreté... Et pourtant, ils vont tous mourir. C'est très russe, ça. Il y a une fierté qui est exotique. J'aime bien.

Q. Qu'est-ce qu'il vient chercher chez vous, Marine?

RC'est un artiste libre. On nous a beaucoup reproché, par exemple, la violence de Tramway. Alex n'a pas fait la vue, il a fait son Tramway à lui. Il est un des metteurs en scène qui m'emmènent ailleurs...

(Quand elle parle de lui, de son travail avec lui, de sa ponctualité, de sa rigueur, mais aussi de sa folie, ses yeux bleus brillent.)

Avec lui, je suis russe. Il ne fait jamais ce qu'on attend de lui. Dans le Schiller [Marie Stuart], par exemple, il a coupé une heure. Il est libre. Il change les phrases.

Q. Et les puristes?

R. Ils capotent. Lui s'en câlisse.

Q. L'érotisme aussi fait partie de son univers théâtral?

R. Il y en a beaucoup dans son travail. Ce n'est jamais évacué, la sexualité. Et j'aime parce que ce n'est jamais gratuit non plus.

Q. Comment vivez-vous avec ça?

R. Très, très bien. Je trouve ça juste et quand je ne trouve pas ça juste, je le lui dis. Mais comme c'est la quatrième fois, notre rencontre commune se subtilise encore. Et moi, je fais des expériences, des expériences intérieures et extérieures physiques avec les autres. Je veux goûter. Je suis gourmande. Je ne veux pas refaire ce que j'ai déjà fait.

Q. Qu'est-ce que le théâtre vous a appris?

R. À apprivoiser mon hyper- émotivité. Petite, à l'école, je mettais ma tête dans mon pupitre pour ne pas pleurer. La moindre chose me faisait mal. Pas pire, j'ai appris à m'exprimer. J'ai mis du temps. À 20 ans, je suis entrée à l'École nationale. C'est bien, on apprend à faire de l'art grâce à cette hypersensibilité. Ce qui permet aux gens d'accéder à leur propre émotivité...

(Elle aime et aimait les mots. Elle aurait pu devenir écrivaine, mais le hasard l'a entraînée ailleurs.)

Q. Ce matin, en venant, je me demandais si vous saviez ce que vous dégagez. Et un mot me revenait sans cesse à l'esprit: lascivité.

R. C'est la première fois que je l'entends, celle-là. Intensité, je l'ai entendu mille fois.

Q. C'est étonnant que n'ayez pas fait plus de Tchekhov parce que la sensualité est dans la nature même de ses univers.

R. C'est intéressant quand on pense au travail qu'on fait, à Lioubov et à son amant parisien qu'on ne voit en général jamais, mais que, cette fois-ci, on va voir[il sera interprété par Danny Gilmore]. Il a abandonné Lioubov, il l'a pillée, il lui a pris tout ce qu'elle possédait, mais elle l'aime. Elle ne rêve que de le toucher.

Q. Et cette fois, il est là?

R. Oui, avec Alexandre, ça ne reste pas juste dans les idées. On ne fait pas que parler de l'amoureux. Il la touche. Et ça, oui, c'est lascif. Oui, peut-être que la lascivité, la sensualité, c'est ça qu'on a beaucoup en commun, Alexandre et moi. Avec lui, on a toujours accès à la fantasmagorie des personnages. C'est sûr que Lioubov pense constamment à l'amant français et lui, Alexandre, nous montre à quoi elle pense. Je l'aime d'amour, ce metteur en scène. Parce que c'est concret. C'est charnel. Comme la vie.

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Zoom sur trois rôles

> Le rôle qu'elle a préféré

«Il y a plusieurs rôles préférés, mais s'il faut trancher, je dirais Thérèse dans En pièces détachées de Michel Tremblay, dans la mise en scène de René Richard Cyr... Et la Mirandoline de La Locandiera, mise en scène par Martine Beaulne et si bien traduite par Marco Micone. Elles ont la fougue et le bagou en commun pour permettre de sortir de sa coquille et d'apprendre à s'exprimer à travers les personnages.»

> Le rôle qu'elle aurait aimé joué

«Je ne suis jamais arrivée à répondre à cette question. Je crois que j'étais trop occupée à travailler les rôles sur lesquels je me penchais. Pas le temps tant que ça de rêver aux autres...»

> Le rôle qu'elle rêve de faire

«Je rêve de jouer au cinéma avec un directeur d'acteurs avec qui il serait possible de prendre le temps de la création.»