On ne joue presque plus Racine. Du désir de la comédienne Anne Dorval et du metteur en scène Serge Denoncourt émerge toutefois une production dépouillée d'Andromaque, la première à être présentée sur une grande scène montréalaise depuis près de 20 ans.

Le titre inscrit dans le programme intrigue: Andromaque, avec le mot «projet» devant. La formulation est une sorte de police d'assurance, un gage de la liberté que Ginette Noiseux, directrice artistique d'Espace Go, accordait à Serge Denoncourt et Anne Dorval pour réaliser leur «rêve» commun: faire du Racine.

«On aurait pu jouer la pièce tout nus en québécois, si on avait voulu, lance le metteur en scène. Mais au fil du travail, c'est le contraire qui s'est produit. On est retournés au texte de Racine, dont on n'a enlevé aucune virgule, aucun mot. On s'est rendu compte que c'était d'une telle splendeur et d'une telle modernité que de faire un «à propos d'Andromaque» aurait été une erreur.»

Racine n'a que 28 ans lors de la première de sa troisième tragédie, au Louvre, en novembre 1667. Andromaque suit de peu La Thébaïde et Alexandre le Grand, deux oeuvres d'inspiration grecque qu'on ne joue plus aujourd'hui, mais s'y révèle d'une maturité extraordinaire: sa langue, d'une beauté et d'une précision renversantes, nourrit une situation explosive.

Le schéma de la pièce est d'une cruelle simplicité: Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque. Or, la Troyenne désire honorer la mémoire de son défunt mari, Hector, et couver leur fils, Astyanax, qui a échappé jusque-là à la vengeance des Grecs. L'arrivée d'Oreste, venu demander la tête d'Astyanax au roi d'Épire, met tout le monde sous pression.

Andromaque se trouve confrontée à un dilemme déchirant: céder à l'amour pressant de Pyrrhus... ou sacrifier son fils. Ses moindres gestes et hésitations se répercutent dès lors violemment dans cette chaîne d'amoureux fous, chez qui la raison d'État ne sait pas résister à la passion.

«Ce sont des êtres monstrueux, capables du meilleur et du pire, dans une violence qu'ils n'arrivent pas à contenir et qui les détruit eux-mêmes», résume Anne Dorval, qui rêvait de jouer Hermione, qu'elle considère comme le plus grand personnage du théâtre classique. «Racine fait, en alexandrins, la plus grande description de drame passionnel que j'ai jamais lue. Il montre le processus qui fait que tu en arrives à vouloir tuer la personne que tu aimes», dit pour sa part Serge Denoncourt.

«Nus avec Racine»

L'orientation choisie par le metteur en scène vise à mettre en valeur le texte, la sensualité des mots et les acteurs qui les portent. Andromaque sera jouée sans costumes, sans accessoires et sans autre décor qu'une grande table autour de laquelle les acteurs prendront place pour «lire» la pièce, comme ils le font en répétition, avant d'en arriver à une incarnation. «Ils sont nus avec Racine», dit-il.

L'approche privilégiée rappelle le Caligula de Camus dirigé par Marc Beaupré en avril dernier. «J'essaie, à travers ce spectacle-là, de parler du métier d'acteur, explique Serge Denoncourt. De dire au monde: venez voir ce que c'est qu'un acteur assis à une table avec un texte et qui, si tout va bien, arrive au bout d'une heure à faire croire qu'on est en Grèce, qu'un meurtre a eu lieu en coulisse, et à émouvoir, sans artifice, avec une pièce vieille de 350 ans.»

Jouer Racine, c'est l'équivalent de pratiquer un sport extrême pour les acteurs. «Il faut être à la hauteur de l'auteur, convient Anne Dorval qui, au théâtre, se plaît beaucoup à jouer des pièces classiques. «Je suis très sensible à la langue du XVIIe siècle, probablement parce que c'est loin de moi, de mon quotidien. Mais c'est pour ça qu'on fait du théâtre: pour sortir de sa réalité, pour être plus grand que soi.»

La comédienne souhaite d'ailleurs donner aux gens habitués à des propositions «moins dangereuses» à la télé l'envie de se déplacer pour voir cette tragédie magnifique. «Pas pour les éduquer, précise-t-elle, mais pour partager cette passion.»

Andromaque, à Espace Go, du 18 janvier au 12 février.