Au moment où vous lirez ces lignes, la pièce Woyzeck de Georg Büchner est jouée en France, aux Pays-Bas et en Suisse... entre autres. L'automne dernier, on en présentait une version rock'n'roll (sur des musiques signées Nick Cave!) à New York, de même que l'opéra qu'en a tiré Alban Berg (sous le titre Wozzeck) dirigé par Kent Nagano... Bref, il ne se passe pas un moment sans que cette pièce phare soit montée quelque part dans le monde. Par exemple à Montréal, où Brigitte Haentjens l'adapte et la met en scène à compter de mardi, à l'Usine C, avec Marc Béland dans le rôle-titre.

Écrite en 1836, un an avant que Büchner ne meure à 23 ans, Woyzeck ne cesse d'attirer metteurs en scène et comédiens depuis 173 ans - y compris Denis Marleau qui en avait proposé une magnifique mise en scène en 1994, avec Pierre Lebeau dans le rôle-titre...

 

Et pourtant, rien de plus simple a priori que le propos de cette oeuvre: démuni depuis toujours et abusé de tous, Woyzeck fait tout - y compris servir de cobaye pour des expériences médicales - afin de gagner la pitance de sa petite famille, c'est-à-dire sa maîtresse Marie et leur fils illégitime. Dépossédé de la seule chose qu'il croyait avoir, soit l'amour de Marie, il finit par l'assassiner.

Dans l'adaptation et la mise en scène de Brigitte Haentjens, c'est Marc Béland qui incarne Woyzeck: «C'est une pièce sur les petits pouvoirs, explique le comédien, sur les abus commis par de petites gens sur de plus petites gens. Une des choses terribles de mon personnage, c'est qu'il n'a aucune velléité de s'en sortir, il est prêt à subir son sort jusqu'au bout. Mais la violence qu'il accumule et qu'il contient à cause de ces abus répétés est telle qu'il finit par la canaliser en détruisant le féminin, la femme... Exactement comme on le voit toutes les semaines autour de nous, non?»

Oui. Et pour établir une proximité encore plus forte avec le texte de Büchner, Brigitte Haentjens a réalisé, à un moment donné, que les traductions existantes, en français normatif, ne convenaient pas. «On a commencé les lectures de la pièce il y a environ deux ans, et câline, ça ne marchait pas avec les traductions: c'était beau, mais c'était figé dans un extra-classicisme. Mais ça m'a pris du temps avant de m'apercevoir qu'il fallait travailler aussi la version française! J'ai donc demandé une nouvelle traduction mot à mot du texte allemand.» La metteure en scène, qui parle aussi allemand, a ensuite réalisé qu'il lui fallait elle-même adapter la chose pour «la rendre explosive, vivante».

Le résultat est une pièce en «québécois théâtral», si on peut dire, sans sacre, mais campée dans ce qui pourrait être un peu le Québec ouvrier d'avant la Révolution tranquille, celui décrit par Yvon Deschamps dans ses monologues de l'époque, celui qui a même décidé Brigitte Haentjens à puiser dans le répertoire musical québécois - on n'en dira pas plus, sinon qu'il y a notamment du Claude Dubois dans la trame sonore de Woyzeck.

«J'ai voulu que la pièce soit vivante pour ici, sans pour autant lui faire perdre ses racines: même si on n'a pas de Franz Woyzeck au Québec, il s'appelle toujours comme ça, explique la metteure en scène. Je crois que j'ai vu 12 mises en scène de Woyzeck à ce jour, mais jamais une mise en scène faite par une femme. Peut-être parce qu'on dit que c'est une pièce misogyne, alors qu'à mon sens, c'est une pièce très masculine, mais aussi une pièce sur l'attirance qu'ont les femmes pour les mauvais garçons, les «survenants»...»

Sur scène, Béland, mais aussi Paul Ahmarani, Sébastien Ricard, Paul Savoie et cie, sans compter une excellente équipe de concepteurs, ont accepté avec empressement de collaborer avec Brigitte Haentjens, également productrice du spectacle par l'entremise de sa compagnie Sibyllines, dont c'est la 11e production depuis sa création en 1997. Une production fort attendue, qui mettra également en vedette... des petits pois. L'expérience médicale à laquelle se soumet en effet Woyzeck pour gagner sa vie, c'est de ne manger que des petits pois, avec ce que cela suppose d'inconfort. «Et qui explique aussi en partie l'état de Woyzeck, et ce qui va arriver par la suite», dit Brigitte Haentjens. Marc Béland, en tout cas, n'a pas pris de chance: «Sur scène, je ne mange que des petits pois Lesieur, qualité no 1!»

Woyzeck de Georg Büchner, une production de Sibyllines présentée à l'Usine C à compter du 17 mars.