Après s’être regardées en chiens de faïence pendant toute leur carrière de cyclisme sur route, Lyne Bessette et Geneviève Jeanson se réunissent pour rouler ensemble sur la gravelle. Un trait d’union qui doit les mener jusqu’à une course un peu folle en Espagne en septembre.

(Bolton-Ouest) « J’espère être assez en forme pour qu’elle ne m’attende pas. C’est la seule chose qui me fait peur… »

Emmitouflée dans un manteau en duvet, assise dans sa voiture, Geneviève Jeanson observe Lyne Bessette revenir d’un petit tournage sur les routes enneigées de Bolton-Ouest, par un après-midi ensoleillé mais venteux, plus tôt cette semaine.

« Oh my God, elle doit être gelée ! Moi, je n’ai pas commencé et j’ai déjà les pieds gelés… »

À son tour, elle enfourche son vélo de gravelle. « Combien t’as mis de pression dans tes pneus ? », demande Bessette, vérifiant par elle-même en appuyant sur le caoutchouc. « C’est trop, enlèves-en un peu. »

Les deux cyclistes n’ont pas encore disputé une seule course ensemble, mais leur complicité semble bien installée. La dynamique de leur relation aussi.

« Lyne m’a beaucoup aidée à revenir dans le monde du vélo. J’ai comme senti qu’elle m’avait donné la permission. Une grande sœur qui revenait vers moi et qui me disait : “Gen, je suis fière de toi et je te souhaite plein de bonnes choses. J’aimerais te connaître et… c’est cool entre nous.” »

Quelques mois après des retrouvailles « bouleversantes » pour Geneviève Jeanson, les deux anciennes rivales, pour ne pas dire ennemies, donnent un coup de pédale de plus à leur réconciliation.

L’automne dernier, elles ont convenu de disputer ensemble toute leur saison de vélo de gravelle, qui culminera en septembre avec leur participation en duo à la Badlands, une épreuve continue de 800 km sans assistance, dans la Sierra Nevada espagnole.

« On a toujours été dans l’équipe nationale ensemble, mais on n’a jamais couru ensemble, expose Lyne Bessette, 47 ans. Là, on se retrouve et on veut apprendre à se connaître pour vrai. On est encore en forme. On veut profiter de la chance qu’on n’a pas eue. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Geneviève Jeanson et Lyne Bessette

Geneviève Jeanson, 41 ans, renchérit : « Lyne, c’est une personne que je ne connais pas du tout. Je veux rattraper le temps perdu. La meilleure façon de la découvrir comme être humain, c’est en faisant le sport qu’on aime toutes les deux. »

Vivre des aventures – à deux

Pour l’heure, chacune s’entraîne de son côté, principalement sur simulateur de route. Elles se sont retrouvées sur leur vélo dans les Cantons-de-l’Est pour tourner une capsule qu’elles diffuseront samedi sur les réseaux sociaux. Elles invitent les gens – et des partenaires – à les suivre dans leur aventure.

Leur calendrier de courses se concentrera au Québec et s’ouvrira dans le Vermont avec la Rasputitsa Dirt, une classique du printemps disputée dans la région de Burke, au Vermont.

« Notre carrière de coureuse professionnelle est derrière nous, précise Bessette. Là, c’est vraiment plus : on roule ensemble, on apprend à se connaître, ce sont des aventures. Si ça va bien, on sera sur le podium parce qu’on a de l’expérience et qu’on est en forme. Mais le but premier, ce n’est pas de gagner, c’est de partager des choses. »

En mai, elles s’attaqueront à un premier véritable test en franchissant 500 kilomètres d’une traite sur des routes de gravelle dans le sud de la France. L’expédition est organisée par le groupe québécois Endurance Aventure, des amis de Bessette qui tiendront une nouvelle compétition internationale sur les mêmes routes au printemps 2024.

Un documentaire sur la réunion des deux cyclistes québécoises sera également produit.

« C’est sur un vélo que je me sens le plus moi-même, remarque Jeanson, qui exerce la profession d’entraîneuse dans un gym. J’en ai fait toute ma vie. Avec la fatigue, on devient plus authentique, plus ouverte. On vit plus d’émotions. Ça fera de bonnes images, je pense. »

Sous les couleurs de l’équipe Floyd’s of Leadville, Jeanson a disputé une première saison de gravelle l’année passée. Elle a découvert un circuit américain très compétitif où la prise de risques sur des routes ouvertes à la circulation automobile lui a fait peur.

Ça vient sûrement avec le fait de vieillir. J’ai quand même un travail quotidien où j’ai besoin d’être en forme. Je ne peux pas vraiment me planter. J’ai donc commencé à penser un peu plus aux dangers du vélo.

Geneviève Jeanson

Son désir de compétition l’habite toujours et elle croit le combler dans les courses de longue distance où « la vitesse est un peu moins impliquée ».

Inspirée par les nombreux raids et défis dans lesquels Bessette a plongé ces dernières années, elle lui a donc demandé si elle pouvait se joindre à elle.

« Je voulais vraiment faire quelque chose avec elle. J’étais même prête à faire de la course à pied, même si je ne suis pas une coureuse. »

« Machine d’endurance »

Bessette lui a proposé la Badlands, une épreuve dont Jeanson avait entendu parler. Le duo québécois a gagné un tirage pour pouvoir s’inscrire.

Après un départ à la Grenade, la course de 800 km se déroulera en partie dans le désert et passera par le Pico Veleta, qui culmine à 3396 mètres. Dénivelé positif total : plus de 16 000 m.

Les participants dorment (ou pas) comme ils peuvent. L’an dernier, une paire espagnole menée par Juan Antonio Flecha, ancien vainqueur d’étape au Tour de France, s’est imposée en 55 h 59 min. Les deuxièmes ont fini douze heures et demie plus tard. Certaines équipes ont mis cinq jours à franchir la distance.

Bessette, qui pense la terminer en deux ou trois jours, est une habituée de ce genre d’expédition. Le printemps dernier, elle s’est lancée dans un raid en équipe de 540 km à travers la vallée de l’Okanagan, avec au menu du trekking, de la course de sentier, du vélo de montagne, du canoë-kayak, de l’orientation et du rappel.

« Ça a pris trois jours et demi avant qu’on sorte du bois et j’avais dormi une heure là-dessus. »

Jeanson espère pouvoir tenir le rythme de cette « machine d’endurance » : « Moi, je n’ai jamais fait ça. Ça se peut que je me plante complètement. Je ne sais pas comment mon corps va répondre. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Lyne Bessette et Geneviève Jeanson

De là sa crainte de ralentir sa partenaire. « Je ne l’attendrai pas, je ne suis pas inquiète, a assuré l’ex-députée fédérale. Il y aura des sections où elle sera plus vite que moi. Je serai peut-être meilleure dans les bouts techniques. Elle me suivra et elle aura un guide. Ça va être super. »

« Plus rien à cacher »

Sur le plan personnel, les deux cyclistes sont persuadées de bien s’entendre malgré la proximité, la promiscuité et les tensions potentielles.

« Ça ne me fait pas peur, assure Jeanson. Je suis allée dormir chez elle [l’automne dernier] et on est allées faire du hiking le lendemain. On était prêtes en même temps. Comme aujourd’hui, je suis arrivée à l’avance, puis elle est arrivée trois minutes après. »

Bessette partage ce sentiment : « On a passé le samedi soir à jaser. On a cette ouverture entre nous maintenant. On n’a plus rien à se cacher. Je lui pose les questions que j’avais par rapport à elle. Même chose pour elle. On se répond clairement, tout simplement. »

La « chicane » est chose du passé. Même qu’elle n’a jamais vraiment existé, foi de Jeanson, suspendue 10 ans pour dopage en 2009 et aujourd’hui ambassadrice pour l’organisme de prévention Sport’Aide.

« Elle a été montée autour de nous, la chicane. À cause de mon entraîneur, je ne pouvais pas lui parler. S’il y en a eu, elle n’est pas partie de nous. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Geneviève Jeanson et Lyne Bessette

Cette réunion remue néanmoins des blessures du passé.

« J’en ai parlé à mon psy : je trouvais ça plus facile quand Lyne était fâchée contre moi… Maintenant qu’elle m’a pardonné et qu’on va faire des aventures ensemble, il y a plein d’émotions qui remontent à la surface. Je me sens tellement coupable de choses qu’elle a vécues… Et je sais que ce n’est pas ma faute parce que j’ai été abusée toute ma carrière. […] Je regrette ce qui est arrivé. Je regrette d’avoir été pognée dans cette situation-là, avec un fou comme coach. »

Elle reçoit donc comme « un cadeau venu du cœur » cette réunion improbable. « On a une chance de remettre les compteurs à zéro. Je la prends et je ne la laisserai pas passer deux fois. »

Au milieu d’un champ à Bolton-Ouest, Jeanson et Bessette se sont fait l’accolade. Même scénarisée, elle n’avait pas l’air feinte. Ça devrait bien rouler.