Bien des recruteurs de salon sont comme des boursicoteurs impatients : si leur choix ne rapporte pas rapidement des dividendes, ils s’en détournent.

Le meilleur exemple ?

Alexis Lafrenière.

Sa vision du jeu est remarquable. C’est pourquoi il a été réclamé au tout premier rang du repêchage de 2020. Depuis, l’attaquant québécois a amélioré ses statistiques quatre ans de suite. C’est rare, en début de carrière. Dans les séries actuelles, en dépit de son but contre son camp mercredi soir, il est l’un des meilleurs ailiers de la LNH. Pourtant, il continue d’être perçu par trop d’amateurs comme une déception.

Il est vrai qu’Alexis Lafrenière a connu des débuts modestes dans la LNH. Non, il n’a pas compté quatre buts dans son premier match, comme Auston Matthews. Ou 76 buts à sa saison recrue, comme Teemu Selanne. Il a plutôt vécu de longues léthargies, à 19 ans, dans une ligue qui disputait ses parties à huis clos. Ce fut suffisant pour que plusieurs lui collent l’étiquette de bust – d’« espoir déchu » –, sans égard au contexte.

Quel contexte ?

Alexis Lafrenière est un cas unique. Il n’a pas été repêché par une équipe de bas de classement, mais par un club qui ballottait entre le 15e et le 18rang du classement général lorsque la pandémie a frappé. Puisqu’au moment de l’arrêt des activités, les équipes n’avaient pas toutes disputé le même nombre de parties, la LNH a invité 24 clubs dans les séries. Ceux qui perdaient au premier tour avaient droit à un billet de loterie. Les Rangers ont gagné le tirage, ce qui leur a permis de repêcher l’attaquant de l’Océanic de Rimouski.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Alexis Lafrenière avec l’Océanic de Rimouski en 2019

À New York, Alexis Lafrenière a joint une équipe mature qui misait déjà sur deux ailiers gauches performants et bien payés, Artemi Panarin et Chris Kreider.

Le Québécois s’est donc retrouvé sur le troisième trio pendant longtemps. Il y a passé ses trois premières saisons, une situation inhabituelle pour le premier joueur repêché. Ce n’est que cette saison qu’il a gagné un poste sur les deux premiers trios, à l’aile droite. Sa production a explosé : 57 points.

Vous me direz que 57 points, ce n’est pas énorme. C’est vrai. Surtout pour un premier choix. Au même âge, Nick Suzuki, choisi au 13e rang, avait inscrit plus de points. Cole Caufield, pris au 15rang, vient d’en faire 65. Sauf que Suzuki et Caufield sont deux joueurs étoiles au sein d’une formation faible, sans compétition à l’interne. Ils évoluent toujours sur le premier quintette en supériorité numérique.

Même chose pour deux attaquants repêchés peu après Lafrenière, Tim Stützle et Lucas Raymond. Ces deux surdoués sont sur la première unité d’avantage numérique des Sénateurs d’Ottawa et des Red Wings de Detroit depuis leur arrivée dans la LNH. Lafrenière, lui, est encore confiné sur la deuxième vague des Rangers. Ou plutôt, sur une vaguelette. Son unité n’obtient que quelques secondes de jeu par punition, si bien qu’il n’a joué que 105 minutes en surnombre cette saison.

Pour un joueur de son calibre, c’est peu.

C’est moins qu’Alex Newhook.

C’est moins que Josh Anderson.

C’est moins que Brendan Gallagher.

En fait, c’est moins que 266 autres joueurs de la LNH.

Minutes en supériorité numérique en 2023-2024

  • Nick Suzuki : 298
  • Cole Caufield : 294
  • Tim Stützle : 258
  • Juraj Slafkovsky : 241
  • Lucas Raymond : 223
  • Alexis Lafrenière : 105

Difficile d’atteindre les gros plateaux offensifs sans temps de jeu de qualité sur la première vague des unités spéciales. Pour vous donner une idée, Nick Suzuki a terminé la saison avec 31 points en supériorité numérique. Alexis Lafrenière ? Avec seulement six points. Ça vous laisse deviner toute la marge de progression dont il dispose. De façon réaliste, si Lafrenière avait inscrit la moyenne des points des joueurs de la première unité des Rangers (32), il aurait terminé la saison avec environ… 85 points !

Je le répète : s’il n’y a pas sa place, ce n’est pas parce qu’il manque de patin, de vision ou de talent. C’est parce que les Rangers possèdent un des meilleurs quintettes de la LNH, et qu’on ne change pas une formule gagnante. À forces égales, Lafrenière est dans le top 40 des marqueurs de la LNH.

Voici un petit jeu pour vous démontrer son efficacité. J’ai isolé les statistiques à forces égales des six mêmes joueurs que dans le tableau ci-dessus. Sauriez-vous les reconnaître ?

Production à forces égales en 2023-2024

  • Joueur A : 26-25-51, 192 tirs
  • Joueur B : 25-31-56, 128 tirs
  • Joueur C : 17-33-50, 154 tirs
  • Joueur D : 20-25-45, 130 tirs
  • Joueur E : 19-25-44, 239 tirs
  • Joueur F : 14-21-35, 119 tirs

Le A est Alexis Lafrenière. Le B, Lucas Raymond. Le C, Tim Stützle. D, E et F sont Nick Suzuki, Cole Caufield et Juraj Slafkovsky.

Parmi tous les joueurs de moins de 25 ans, personne n’a compté plus de buts à forces égales cette saison qu’Alexis Lafrenière.

En séries ? Lafrenière mène les Rangers pour les buts et les points à forces égales. Le trio qu’il forme avec Vincent Trocheck et Artemi Panarin est dominant. Et sa malchance d’avoir été recruté par un club déjà bien nanti est en train de se transformer en une chance extraordinaire : celle de pouvoir faire la différence au sein du premier trio d’une équipe aspirant à la Coupe Stanley, à seulement 22 ans. Ça aussi, c’est rare.

PHOTO BRUCE BENNETT, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Alexis Lafrenière

Ni Connor McDavid, ni Nathan MacKinnon, ni Auston Matthews n’ont eu une si belle occasion si tôt dans leur carrière. La dernière fois qu’un premier choix au repêchage s’est si jeune rendu en demi-finale, c’était l’idole de Lafrenière, Patrick Kane, il y a bientôt 15 ans.

Je comparais plus tôt l’impatience des amateurs à celle des spéculateurs boursiers. Mon collègue Nicolas Bérubé, dans son excellente infolettre sur les finances personnelles, rappelle souvent qu’à la Bourse, c’est bon de garder un horizon à long terme. La patience, écrivait-il récemment, est payante. C’est aussi vrai dans un sport à développement tardif comme le hockey.

Quatre ans après sa sélection au repêchage, non seulement Alexis Lafrenière n’est pas une déception. C’est une étoile montante.