C’était samedi, à Bruxelles. Thomas Fafard s’échauffait pour son épreuve de 5000 mètres, en soirée. Il avalait les kilomètres sur le rythme de la chanson FE!N, de Travis Scott.

Il se sentait bien.

Très bien.

Trop bien, même.

C’était inhabituel. « J’allais trop vite. J’étais trop crinqué. » Il a décroché ses écouteurs. « Je me répétais : calme-toi. Tu es trop allumé. Gardes-en pour la course. »

C’était une course importante. Une de ses dernières chances pour se qualifier en vue des Jeux de Paris. À la mi-mai, son meilleur temps à vie était de 13 min 31 s. Très, très loin du standard olympique de 13 min 05 s. La semaine dernière, en Allemagne, il a réduit l’écart, à 13 min 22 s. Cette fois, il allait devoir être plus agressif. S’il ne descendait pas sous les 13 min 15 s, il pouvait oublier Paris, même comme coureur repêché parmi ceux qui n’atteignent pas le standard.

Samedi soir, Thomas Fafard a fait la course de sa vie. Il a établi un nouveau record québécois sur la distance et battu son meilleur temps personnel de 17 secondes. Un canyon, en athlétisme. « Une telle progression chez un coureur de 25 ans, en seulement un mois, je n’ai jamais vu ça », s’emballe son entraîneur Félix-Antoine Lapointe.

Son chrono ?

13 min 05 s… et sept centièmes.

À deux battements de cils du standard olympique.

* * *

Il y a un an, la carrière athlétique de Thomas Fafard stagnait. « J’avais 24 ans. Ça n’allait pas super bien. J’étais inscrit au DEP en mécanique d’engins de chantier. Je me disais : je vais faire mon cours, et si je ne progresse pas en course, j’irai sur le marché du travail. »

En janvier dernier, il a laissé la piste pour la route. Il a pris part au demi-marathon de Houston. Une première pour lui sur cette distance. Les attentes étaient modestes.

Il a explosé le record québécois. Un résultat extraordinaire, qui lui a fait croire en ses chances de se qualifier pour les Jeux olympiques en marathon. Sauf que plus les semaines passaient, plus cet objectif lui semblait irréaliste. Son entraîneur et lui ont donc décidé de tout miser sur une épreuve qu’il connaissait mieux, le 5000 mètres.

« C’était une long shot, convient Thomas Fafard. Je veux bien croire que comme athlète, il ne faut pas se mettre des limites, mais des fois, c’est bien d’être réaliste aussi. Et là, j’étais à plus de 25 secondes du standard olympique. Je me disais que je n’allais pas être déçu si ça ne fonctionnait pas. »

En avril, il est allé s’entraîner en Arizona avec les deux meilleurs coureurs du Québec, Charles Philibert-Thiboutot et Jean-Simon Desgagnés.

Lisez la chronique d’Yves Boisvert sur le camp en Arizona

« Sur papier, ces deux gars-là sont vraiment meilleurs que moi. Ça faisait cinq ans que j’espérais pouvoir rejoindre Charles. Chaque fois que je courais avec lui, je faisais le saut. Il s’améliorait chaque année. Mais là, à Flagstaff, j’étais capable de finir des répétitions devant eux. Jamais je ne m’étais senti aussi bien de toute ma vie. Le millage, le corps, les intensités, tout était parfait. C’est là que j’ai réalisé que j’étais peut-être plus en forme que je le pensais. »

PHOTO YVES BOISVERT, ARCHIVES LA PRESSE

Charles Philibert-Thiboutot, Jean-Simon Desgagnés et Thomas Fafard à Flagstaff, en Arizona

Son entraîneur et lui ont ciblé des courses européennes, pour lui permettre d’accumuler des points en vue des Jeux olympiques. L’objectif n’était pas tant d’atteindre le standard que d’être parmi la dizaine d’athlètes repêchés parmi ceux qui courent plus lentement que 13 min 05 s.

« Je vais être franc avec toi : avant samedi, jamais je n’aurais pensé courir en 13 min 05 s. »

Dans leur dernière conversation avant la course de samedi, Félix-Antoine Lapointe a suggéré à son protégé de ne pas partir en fou derrière les lièvres. « Je lui ai dit que le peloton allait être relevé. Que le groupe de tête allait tenter d’atteindre le standard olympique. Que c’était préférable de partir sur une base de 13 min 15 s, et d’accélérer si ça allait bien.

— A-t-il suivi le plan ?

— Oui – pendant environ 1500 m [rires]. »

À ce moment-là, j’étais à la file d’une dizaine d’athlètes. Quelques mètres derrière moi, il y avait le peloton de chasse. J’hésitais. Est-ce que j’écoute Félix ? Et puis merde. Cours. Vas-y. C’était excitant. Plus les tours avançaient, plus je me rapprochais de la tête.

Thomas Fafard

À 3000 m, le groupe de tête s’est brisé. « Entre le 3e et le 4kilomètre, c’est le moment critique de la course, explique Félix-Antoine Lapointe. C’est souvent là que ça passe ou ça casse. Et là, Thomas s’est emballé. Je suivais la course à distance, avec d’autres coureurs. Quand je l’ai vu partir, je m’arrachais les cheveux de la tête ! »

Sur la piste, à Bruxelles, Thomas a eu une pensée pour son coach. « Je me suis dit : c’est sûr que Félix capote. Quand le rythme de la course a ralenti, je suis allé en avant. J’ai tout donné. Juste faire ça, ça m’a crinqué. »

Il est resté trois tours en tête, avant d’être rattrapé par le champion d’Europe de cross-country, le Français Yann Schrub. Le Québécois a réussi à s’accrocher. La cloche a retenti pour annoncer le dernier tour. « J’ai calculé rapidement. Pour faire le standard olympique, j’avais besoin d’un tour de 58 secondes. Ayoye. Mais comme j’en avais réussi la semaine précédente en Allemagne, je suis allé à fond. J’ai tout laissé sur la piste. »

Thomas a traversé la ligne en deuxième place. Il a aussitôt regardé le tableau pour connaître son chrono. Seul celui de Yann Schrub y était inscrit. 13 min 04 s 27. Sous le standard olympique. « J’ai attendu deux minutes. J’étais vraiment proche. Je savais que j’étais proche. C’était super stressant. » Quand son temps est finalement apparu, à sept centièmes du standard, il a été déçu « pendant une dizaine de secondes ». Puis il a aperçu son ami Alexis Deslauriers, venu l’encourager sur place, se diriger vers lui en courant les bras dans les airs. « Qu’est-ce que tu viens de faire là, Thomas ? C’est malade ! »

« Peut-être que j’ai laissé un sept centièmes quelque part sur la piste, explique Thomas. Mais peut-être pas, non plus. Cette course-là va changer ma vie. Maintenant, je ne suis plus un gars de 13 min 22 s. Je suis un coureur de 13 min 05 s. J’ai une chance réelle d’aller à Paris. Les subventions d’Athlétisme Canada vont suivre. Je pourrai faire au moins un vrai cycle olympique jusqu’en 2028. J’ai besoin de voir jusqu’où je peux pousser. »

Et les études ?

La direction de son école l’a accommodé pour qu’il puisse se rendre à Flagstaff. Thomas devait ensuite revenir en classe le 13 mai – ce qu’il n’a pas fait. Il a présenté ses excuses.

« Désolé. Je suis trop en forme. Je vais essayer de me classer pour les Jeux olympiques. »

Comment peut-il encore se qualifier ?

Aux Jeux de Paris, 42 athlètes prendront part à l’épreuve de 5000 m. La limite est fixée à trois représentants par pays. Une trentaine de coureurs remplissent déjà les critères. Il reste environ 10 places pour ceux qui n’ont pas atteint le standard olympique. Ces athlètes seront repêchés en fonction de leurs trois meilleurs résultats de la saison. Thomas Fafard a deux bonnes performances en banque. Il espère inscrire suffisamment de points dans une course à Vancouver, à la mi-juin, pour assurer sa participation aux Jeux. En dernier recours, il y aura les essais olympiques à Montréal, à la fin juin.