(Flagstaff, Arizona) Il faut plusieurs semaines à l’athlète pour bénéficier des bienfaits de l’entraînement en altitude, mais quelques heures suffisent au journaliste pour se sentir tout croche.

La tête se contracte. Les marches d’escalier se dilatent. Ce n’est pas tout à fait un étourdissement, mais une sorte de reste de fièvre…

Charles Philibert-Thiboutot, qui détient tous les records québécois de course sur piste entre 1000 m et 10 000 m, me rassure : « Je ne me sens pas super bien ici, je m’ennuie de l’oxygène au niveau de la mer. Même à Edmonton, à 600 m, je le sens. »

C’est dire son inconfort à Flagstaff, perché à 2100 m d’altitude, dans le nord de l’Arizona. D’autres ne sentent presque rien, mais lui ne s’y fait jamais vraiment.

La ville universitaire de 75 000 personnes, d’abord connue pour son centre d’astronomie (on y a découvert Pluton en 1930), est devenue la capitale des sports d’endurance aux États-Unis. Des équipes d’athlètes sont d’abord venues s’y préparer en vue des Jeux olympiques de Mexico, en 1968, car jamais des Jeux n’avaient été tenus à une telle altitude. Il fallait s’adapter.

Depuis, on a mesuré les bénéfices de l’entraînement dans un air raréfié. Les camps d’entraînement de coureurs, cyclistes et nageurs de haut niveau, autant qu’amateurs sérieux, sont une petite industrie ici. HYPO2, une entreprise qui fournit des camps clés en main, affirme que les athlètes de tous les pays venus à Flagstaff depuis 30 ans ont remporté 356 médailles olympiques.

Ces dernières semaines, en même temps que l’équipe d’Athlétisme Canada, on pouvait croiser le champion olympique norvégien au 1500 m Jakob Ingebrigtsen ou celui qui l’a battu aux Championnats du monde en 2022, le Britannique Jake Wightman, et diverses équipes américaines, australiennes, etc.

Pendant que j’étais en ville, les coureurs du « Cocodona 250 » arrivaient au compte-gouttes, rue Principale. L’ultramarathon de 250 miles (402 km !) avait commencé le lundi matin. J’ai vu l’arrivée de la deuxième femme, Manuela Vilaseca, qui arrivait après 78 heures de course jour et nuit dans le désert… On lui offre une chaise avant la médaille et elle ne se fait pas prier.

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Manuela Vilaseca à son arrivée de l’ultramarathon « Cocodona 250 »

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Le trio d’élite des coureurs québécois a étiré le camp d’une semaine, histoire de peaufiner la préparation en vue de la saison d’été, qui culmine avec les Jeux de Paris.

Le vétéran Philibert-Thiboutot, 33 ans, a fait Rio en 2016, et en sera à ses deuxièmes JO au 1500 m. Jean-Simon Desgagnés, un étudiant en médecine de 25 ans à l’Université Laval, a fini 8e aux Mondiaux de Budapest au 3000 m steeple, et est virtuellement assuré d’y être aussi. Thomas Fafard, 25 ans, au moment du camp, était encore loin du standard.

« Charles a ouvert la voie pour les athlètes québécois, il nous a montré que c’est atteignable d’être au plus haut niveau international, dit Desgagnés. Il nous dit tout le temps : “Mettez-vous pas de limites, vous avez déjà le niveau.” Moi, j’ai tendance à être plus rationnel, j’y vais par étapes, je vise 8  min 10 s [le record canadien est de 8 min 11 s], puis 8 min 5 s, mais lui me dit : “Arrête de dire ça !” »

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Charles Philibert-Thiboutot, Jean-Simon Desgagnés et Thomas Fafard

L’entraînement en altitude, c’est « une brique à la fois », dit l’étudiant en médecine, qui s’entraîne modérément pendant six mois, et à fond pendant les six autres. Il en est à son septième camp en altitude.

« Au 15e jour, j’étais au fond du baril, vers le 21e, je sors du gouffre, et maintenant, c’est A+ », dit le futur spécialiste de la médecine interne.

S’il « remet son corps entre les mains du coach » Félix-Antoine Lapointe, il faut absolument qu’il comprenne la raison d’un exercice avant de le faire. « Tout athlète doit comprendre la physiologie et connaître son corps », comme il dit, mais disons qu’il cause « long fibulaire » et « tenseur du fascia lata » en toute connaissance de muscle.

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J’ai quitté Phoenix, au milieu du désert de Sonora, où quelques bosquets comme des queues de lapin surgissent dans le sable orange et jaune entre les cactus. J’ai roulé une heure vers le nord, et déjà la végétation, plus dense, m’arrivait à la tête. Une autre heure plus au nord, à Flagstaff, une fois traversé le nuage de fumée des incendies préventifs dans la forêt de Coconino, l’air est frais, la terre est rouge et les pins ponderosa dominent le paysage.

L’air est frais, mais à ce niveau, pour chaque respiration, le corps absorbe 25 % moins d’oxygène. Il n’y a pas « moins » d’oxygène dans l’air (21 %), mais la pression atmosphérique est plus basse, alors il en entre moins dans une poffe donnée, pour ainsi dire.

« L’exposition hypoxique intermittente » est une technique éprouvée, bien implantée dans les sports d’endurance. Privé d’un apport « normal » en oxygène, le corps s’énerve et produit des globules rouges en quantité pour compenser. Revenu au niveau de la mer, c’est comme si les vannes s’ouvraient. La course n’est pas moins difficile, mais pour le même effort, l’athlète atteint des vitesses supérieures. Tout dépend des athlètes, mais on peut estimer de 2 % à 3 % l’amélioration d’efficacité. Dans des sports où une seconde au tour est un écart énorme, ça compte. Les effets perdurent sur toute une saison.

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Thomas Fafard, Jean-Simon Desgagnés et Charles Philibert-Thiboutot font un petit jog de fin de journée en altitude.

Les grands coureurs de fond d’Afrique de l’Est ont commencé à émerger avec la victoire au marathon de l’Éthiopien Abebe Bikila, nu pied sur les pavés de Rome, aux Jeux de 1960. Ils ont étonné le monde sportif et depuis, on cherche leur secret dans leurs gènes comme dans leurs céréales.

Ce n’est pas un hasard s’ils ont en commun le fait de vivre et de s’entraîner dans ce qui est considéré maintenant comme la zone optimale : entre 2000 m et 3000 m d’altitude.

Les champions éthiopiens sont presque tous issus des environs d’Addis Abeba (2355 m). Les meilleurs Kényans se trouvent dans la vallée du Rift, où certaines villes comme Iten (2400 m), Eldoret (2200 m) ou Kapchagat (où Eliud Kipchoge a son camp de base à 2400 m) ont acquis un statut mythique chez les coureurs. La nouvelle vague de coureurs ougandais bat la semelle dans les environs de Kapchorwa, qui pointe à près de 2000 m.

À défaut d’être né dans ces hauteurs, on peut y traîner son corps deux fois par année.

« Les camps, ce n’est pas seulement pour l’altitude, dit l’entraîneur d’Athlétisme Québec Félix-Antoine Lapointe, qui fait équipe avec CPT depuis 2011. C’est toute une dynamique. Ils n’ont rien d’autre à faire que de manger (beaucoup), s’entraîner (fort) et récupérer. Ça fait bouger la cible mentale. »

Altitude et attitude, en somme.

De retour à l’école

La Northern Arizona University a créé un centre de recherche sur l’entraînement en altitude, en 1996, qui a fourni une base scientifique plus poussée sur la question. On a conclu qu’il y a une zone idéale d’altitude, entre 2000 m et 2400 m. En deçà, les effets sont moindres. Au-dessus, la fatigue est contre-productive.

Autre constat : les entraînements à haute intensité doivent être faits à une altitude intermédiaire. C’est un autre avantage de Flagstaff : à une heure de route, on peut « descendre » à Cottonwood (1000 m) ou Sedona (1400 m), courir sur les superbes pistes des high schools locaux.

C’est justement ce qui est prévu ce 9 mai. Le plus gros entraînement du cycle, celui qui vient confirmer le niveau de forme, la « cerise » sur l’énorme gâteau d’effort qu’ils ont bouffé depuis cinq semaines, dit « CPT ».

Les succès des Norvégiens, avec les frères Ingebrigtsen en tête, ont créé une nouvelle mode : un peu moins d’intensité, mais plus de volume. Cela veut dire parfois deux séances d’intervalles par jour, selon la théorie du « double seuil ». Et 160 km par semaine pour CPT et Fafard.

Au programme donc pour cette cerise : quatre fois 1 km entre 2 min 37 s et 2 min 32 s Dans lesquels s’intercalent des sprints de 400 m en 58 secondes.

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J’arrive à la piste du Mingus High School de Cottonwood à 16 h. Deux entraîneurs de soccer mineur transportent des ballons. Ils savent que des athlètes de haut niveau s’entraînent ici, mais ne portent pas trop attention au fait qu’il y a régulièrement un champion olympique qui tourne autour. « On voit des gars qui courent vite de temps en temps, c’est clairement pas des élèves ! », me dit l’un d’eux.

Lapointe arrive avec ses trois athlètes. C’est congé pour Desgagnés aujourd’hui, mais en roulant à vélo, il donnera l’allure à CPT et à Fafard. C’est nouveau pour Fafard de pouvoir suivre Philibert-Thiboutot sur 1000 m à ces vitesses.

Échauffement d’une vingtaine de minutes. Exercices d’activation. Puis c’est le temps d’enfiler les souliers à pointe, dernière étape du rituel. Ils sont fébriles comme en entrant dans la salle d’examen après avoir trop étudié.

« Êtes-vous à l’aise de commencer à 2 min 35 s le premier kilomètre ? », demande le coach. Oh que oui, ils le sont.

« Le coaching doit être appuyé sur la science, mais il faut s’ajuster aux individus, alors c’est aussi un art », me glisse Lapointe.

Après ce premier segment, les entraîneurs de soccer du high school les arrêtent : il y aura des enfants partout sur la piste, faut aller ailleurs, les gars…

Ça n’arrive jamais, et il faut que ça tombe sur le gros entraînement. On reporte ? On change de piste ? Ils s’embarquent pour Sedona, on reprend tout le travail, ce qui n’est pas plus mal, tant le décor est spectaculaire.

Entre deux chronos, Lapointe s’approche de moi : « Des fois je prends un pas de recul, et je réalise que je suis au milieu du désert avec peut-être les trois meilleurs coureurs [de demi-fond et de fond] de l’histoire du Québec… »

Le coach savoure le moment pendant que le soleil descend tranquillement derrière ces montagnes tantôt ocre, tantôt ambre, tantôt roses.

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Charles Philibert-Thiboutot et Thomas Fafard enfilent leurs souliers.

« C’est bon, pas crispé, les gars, on reste détendu jusqu’à la fin… Thomas, le prochain 400 m, tu peux laisser aller Charles un peu, reste à 58…

— Non, non, je veux rester dans son cul ! », réplique Fafard en riant.

La forme est bonne. Très, très bonne. Selon une tradition bien établie, on enlève les t-shirts pour le dernier kilomètre. Le chrono marque 2 min 31 s CPT explose ensuite un dernier 400 m en 56 secondes. Les deux s’affalent sur la pelouse artificielle. Heureux.

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L’entraîneur Félix-Antoine Lapointe (à gauche) donne les temps de passage aux coureurs.

Le verdict de Lapointe : pour Thomas, c’est le meilleur entraînement à vie. Charles, assurément un de ses meilleurs. Il a la forme de son sommet de l’été dernier, et la saison commence à peine.

Desgagnés a confirmé sa forme la semaine dernière en Californie, en remportant un steeple relevé, à une seconde de son meilleur chrono (8 min 16 s). « Le scénario optimal » pour Lapointe.

Quant à Fafard, depuis son départ de Flagstaff, il dépasse tous les espoirs. Lui qui n’avait jamais couru sous 13 min 30 s voyait le standard olympique de 13 min 5 s comme inaccessible. Mais une semaine après Flagstaff il a fait 13 min 22 s… et samedi 25 mai, il a réalisé un époustouflant 13 min 5 s… plus 7 centièmes. Il a battu le record du mentor CPT et la porte de Paris semble s’ouvrir. Le vétéran, lui, a eu deux courses décevantes mais Philibert-Thiboutot compte bien se reprendre à Stockholm la semaine prochaine, dans la «  Diamond League » avec les meilleurs au monde, trois semaines avant les essais olympiques à Montréal. Desgagnés y sera aussi au steeple, et pas comme figurant.

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Les coureurs ont tout laissé sur la piste.

Ce 9 mai à Sedona, Philibert-Thiboutot s’est relevé de la pelouse après avoir repris son souffle. Il s’est souvenu, il y a huit ans, d’un soir exactement comme celui-ci, à la brunante. Le légendaire Mo Farah (deux fois champion olympique du 5000 m et deux fois du 10 000 m) était sur la piste de Sedona, seul avec lui. « Extrêmement professionnel, mais super sympathique. »

Après toutes ces années, il aime toujours autant ce moment, après l’effort intense. Mais pendant aussi, quand il touche au seuil de la douleur.

Il aime la cerise et tout le long chemin dans le désert pour la cueillir.