La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Aujourd’hui : Pablo*, mi-quarantaine.

Pablo a une conjointe. « Mais ça aurait pu être un conjoint. » Et il s’assume plutôt bien. Quoique ça n’a pas toujours été le cas. Loin de là.

Le père de famille nous a écrit il y a quelques mois, à la suite du témoignage d’un jeune homme bisexuel qui trouvait sa réalité « tough », telle une « imposture », disait-il. « Ça m’a interpellé », dit Pablo, de sa voix douce avec son charmant accent, autour d’un bon café, installé dans sa chaleureuse banlieue.

Il faut dire que notre homme a grandi en Amérique du Sud, dans une famille « très traditionnelle », où « la religion avait beaucoup d’influence ». Il découvre la sexualité tout « naturellement » vers 8 ou 9 ans, avec « des filles et des gars », précise-t-il (tout aussi naturellement), en jouant. « Il n’y avait aucune malice, se souvient-il. On découvrait que les gars et les filles étaient différents. » Mais ses parents ne le voient pas du même œil. Et on le lui fait savoir clairement : « on ne fait pas ça ».

Plus tard, à l’adolescence, les « jeux » se poursuivent, sans doute moins innocemment. « On se donne un bec, on se touche, avec des filles et des gars », précise-t-il toujours. Et ? « Ce n’est pas désagréable. » Mais plane toujours cette notion d’« interdit ». Pablo le sait. Et ça finit aussi par se savoir.

« Je viens d’une petite ville, un petit monde, et ça a fait un gros scandale : je suis devenu l’homo de l’école. »

À l’adolescence, tous les garçons veulent draguer les filles. Mais moi, personne ne voulait plus sortir avec moi : j’étais l’homo…

Pablo

« J’ai été très blessé. Je ne savais pas ce que j’étais, moi. La seule chose que je voyais, c’est qu’être homo, ce n’était pas bon. Alors j’ai prié toutes les églises pour ne pas l’être... »

On imagine la confusion : « Mais moi, ça me plaît autant du côté des filles que des garçons ! » En mal de nuance, Pablo fait profil bas tout son secondaire. « Et j’ai caché, enfoui cette histoire-là. »

Arrive l’université, notre homme déménage dans une autre ville, et rêve enfin d’être en couple, comme tout le monde. Il s’essaye auprès des filles, mais ça ne « pogne » pas. « T’es trop gentil », lui dit-on. Réaction ? « De la marde, si ça ne marche pas avec les filles, je vais aller du côté des garçons... » Et c’est là que tout déboule.

Pablo a 20 ans, il se met à sortir dans les bars gais, et rencontre enfin son premier amoureux. « Je ne m’attendais pas à ça, dit-il en souriant. Cette énergie, cette force, ça m’a beaucoup plu. [...] Finalement, je suis homosexuel ? »

L’histoire dure deux ans, en cachette, jusqu’au jour où Pablo décide enfin de s’ouvrir à sa famille. Ses frères et sœurs le prennent « très » bien. Ses parents ? Moins. « Ç’a été la catastrophe. Je ne suis plus leur enfant... » À ce point ? « À ce point. [...] Je les aime beaucoup. Mais de toutes les discriminations que j’ai vécues, ce sont eux qui ont été les plus sévères... »

Pablo vit tout cela difficilement (« je me suis senti sale »), puis se ressaisit (« c’est ma vie ! »). Il se confie alors à ses amies filles qui l’accueillent à coup de « quel gaspillage ! » et autres « comment tu peux nous faire ça ? », se remémore-t-il en riant.

C’est que l’histoire ne s’arrête pas là. Après ce premier amoureux, et une assurance qu’on lui devine nouvelle, Pablo se met à flirter (aussi) du côté des filles. Il se souvient encore « très bien » d’un baiser en particulier, une soirée arrosée. « Ça me plaît énormément, ressent-il. Et elle, elle l’a senti aussi. Et on a décidé de sortir ensemble... » Un changement de cap qui n’a pas plu à tout le monde, notamment sa bande d’amis gais de l’époque, comme s’il avait « trahi » leur confiance.

Mais qu’est-ce que je peux faire ? Moi, je suis fidèle à ce que je ressens ! Pourquoi pas ?

Pablo

Avec cette nouvelle copine, Pablo découvre une sexualité tout à coup « plus traditionnelle ». Quoique son identité demeure toujours indéfinie : « Je me retrouvais entre les deux : ni hétéro ni homo... »

Leur amourette dure une grosse année. Pablo traverse ensuite le reste de sa vingtaine avec plus d’audace. Il « bascule » entre les hommes et les femmes, vit quelques aventures (mais pas trop — « j’avais peur des maladies » !), dont une, notable, avec une collègue de travail. « C’était très animal, très passionnel. Très charnel. Avec elle, j’ai découvert que ce n’est pas qu’une question de sexe. Mais de chimie... »

Avec ses parents, parallèlement, le sujet demeure « tabou ». « Quand je suis avec une fille, ils pensent que je suis “guéri”, illustre-t-il. Ils ne comprennent pas... » Mais il ne leur en veut pas. « Ils ont vécu dans une autre réalité. [...] On est vraiment dans une autre société. »

Toujours est-il que c’est à cette époque que Pablo décide aussi d’émigrer. C’était il y a 20 ans. Il ne le cache pas, le « choc culturel » est énorme. « Ici, c’est complètement ouvert ! [...] C’est étrange comme sensation. Ça m’a pris longtemps à m’habituer ! »

Au Québec, les rencontres vont bon train. Merci, internet. Mais rapidement, Pablo déchante. Il réalise qu’il a du succès parce qu’il est différent, « exotique », tel « un bien de consommation ». Tant chez les hommes que chez les femmes, d’ailleurs.

Et puis un jour, par l’entremise d’un groupe de nouveaux amis, il tombe sur sa conjointe. La mère de ses enfants. « Elle savait que je sortais avec des hommes et des femmes, mais ça ne la dérangeait pas ! Et depuis ce temps, on est ensemble ! »

Cela va bientôt faire 15 ans qu’ils sont ensemble et exclusifs, par-dessus le marché. Pablo s’explique sans se faire prier : « on a une relation exclusive, mais à cause de ma bisexualité, on a décidé d’explorer », glisse-t-il. Notamment avec des jouets variés. Surtout diversifiés. Et un soupçon de porno, à l’occasion. « Madame est alpha, ce qui me comble ! Ça me va très bien ; moi, je suis plus romantique et passif ! Et elle prend l’action en main ! »

« Je suis comblé ! dit-il, en souriant, au bout d’une heure de récit de vie en dents de scie. On se respecte, on comble nos besoins, ça me convient très, très bien. [...] Je rêvais d’être comme tout le monde. Finalement, je ne suis pas comme tout le monde. Et je suis merveilleusement content ! »

Car c’est enfin limpide : il aime les hommes, il aime les femmes. « Et j’aime bien ma conjointe ! »

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat

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