La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Aujourd’hui : Jérémie*, 27 ans

Il ne se sent jamais tout à fait honnête. Pas exactement franc. Ni « 100 % » là. Ni avec les hommes ni avec les femmes. C’est que Jérémie est bisexuel. Et c’est « tough ».

« Je ne me sens pas traître, mais... imposteur. » C’est le mot qu’il choisit pour se décrire, au bout d’une bonne heure et demie de confidences, et autant de réflexions sur la (sa ?) bisexualité. Si le jeune homme de 27 ans, étudiant à Québec et rencontré dernièrement dans une rôtisserie de Drummondville, n’a pas énormément de vécu pratique, disons qu’il a en revanche énormément de questionnements théoriques sur le sujet. Et autant de blocages...

C’est qu’il n’a jamais eu de « modèle », déplore le doctorant, cheveux mi-longs et petite moustache, en enfilant les cafés filtres. Il ne s’est jamais non plus senti « représenté ». À vie. « Je suis invisible ! Un matin, je suis hétéro, le lendemain, pas sûr ! Encore aujourd’hui, je ne sais pas. Évidemment que ça a un impact sur ma santé mentale ! Je ne me vois nulle part. Je n’existe pas ! Je ne suis personne, et tout à la fois ! Ça a toujours été dur... »

Attention, Jérémie n’est pas malheureux. Au contraire, sa vie amicale, professionnelle, sa vie en général, va même pour le mieux. « Mais c’est quand même une grosse sphère de ma vie. Et c’est tough sur ma santé mentale, répète-t-il. Comment ça, c’est si compliqué pour moi ? »

Tout a pourtant commencé le plus simplement du monde. Tout petit, ce sont d’abord les filles qui l’intéressent. Exclusivement. Et activement. « J’ai eu des blondes très jeune. À la garderie, j’avais une blonde ! [...] Ce sont les filles que je voulais découvrir. »

Il se souvient d’avoir toujours été très « romantique », vivant de « grandes émotions », très accroché par une fille ici, une autre là. « En 6e année, j’ai eu une blonde, c’était la femme de ma vie ! J’étais jeune ! »

Et puis au secondaire, toujours le plus naturellement du monde, c’est avec un ami que Jérémie se met ensuite à explorer. « Mais moi, j’avais l’impression que c’était normal, que tout le monde faisait ça ! », dit-il (croit-il, ou essaye-t-il de se faire croire ? Il ne le sait pas lui-même). Explorer comment ? Rien d’« intense », dit-il en riant, « on se découvrait ».

Des affaires bien classiques, du découvrage de corps, sans aucune émotion.

Jérémie

Fin de l’histoire ? Plutôt le début.

Vers 16 ans, Jérémie se fait une blonde, sa « première vraie blonde », avec qui il passe cinq ans. Ils sont à ce jour encore très proches, se parlent chaque semaine, et oui, elle sait tout de lui. D’ailleurs, fait à noter, elle aussi est bisexuelle.

Parenthèse : « Pour les filles, note Jérémie, en tout cas pour les filles de ma génération, c’est un peu banal, normalisé. [...] C’est sexy, ça montre qu’elles sont ouvertes d’esprit. » Les gars ? Tout le contraire. Bonjour le tabou. « C’est comme si ça venait fragiliser ta masculinité. [...] Et ça n’est accepté nulle part. Comme si tu n’étais pas un vrai hétéro. C’est ce que j’entends. Ce que je ressens. » Fin de la parenthèse.

Revenons à l’ex, comme il l’appelle encore tendrement. Comment c’était, au lit ? Compliqué. De son côté à elle, précise notre interlocuteur. « Elle n’était pas capable. Elle avait un genre de blocage. Oui, on couchait ensemble, mais ça n’était jamais très long. Et on finissait toujours autrement... » Bref non, ce n’était pas optimal. Et oui, « ça a été rough sur le couple ».

Au bout de cinq ans, donc, l’ex décide de le laisser... pour une fille ! Jérémie ne le cache pas : cette rupture a été très dure. Et pas qu’émotivement. C’est qu’en couple, Jérémie ne se posait pas (plus ?) de questions. « J’étais bien, je rentrais direct dans un standard. [...] Mais je l’avais en tête : je le savais que j’étais différent. J’avais vécu des choses... »

Une fois séparé, il le sait, il ne peut plus y échapper : « Il va falloir que je me pose des questions, que je comprenne qui je suis. »

La « tentative de compréhension »

C’était il y a six ans. Et non, Jérémie n’a pas exactement trouvé toutes les réponses depuis. Mais « j’y travaille », dit-il en souriant. Concrètement ? Après cette rupture, il se « force » effectivement à vivre une aventure avec un homme. « Je me suis dit : elle va avec une fille, moi, je vais avoir une aventure avec un gars. » L’an dernier, même chose avec un autre. Dans les deux cas, « il ne s’est pas passé grand-chose », précise-t-il pudiquement. On comprend que Jérémie en a plus long à dire en matière d’émotions que d’actions. D’ailleurs, dans les deux cas, il se sent de nouveau « imposteur ». Pourquoi ? « Parce que je n’éprouve rien ! Je n’ai pas de sentiments ! Peut-être que je me bloque ? »

Côté filles, les expériences se sont aussi arrêtées là. « Comme si j’avais eu un traumatisme de ne pas être capable... »

Les idées, les peurs, « stress d’imposture » et autres blocages se mêlent un peu dans son discours. Il se voit en couple avec une femme, mais se dit plutôt attiré physiquement par les hommes. On lui fait des avances, mais il les repousse. Il se « force », mais il ne se passe pas grand-chose. « Je n’en aurais pas de problème, si j’étais gai, avance-t-il. Ou hétéro ! Mais j’ai des blocages, des difficultés, parce que je me questionne tout le temps ! »

Mes amis hétéros ne se posent pas de questions. Ils sont capables de s’épanouir pleinement. Moi, j’ai un blocage. Quand je suis avec quelqu’un, c’est comme si j’étais tout le temps là à moitié…

Jérémie

Et puis voilà qu’il y a trois ans, Jérémie s’est mis à faire des lectures, pour comprendre, se comprendre, et enfin mettre le doigt sur le bobo. « Je suis un scientifique, alors c’est mon réflexe : je fouille la littérature ! » Verdict : « ce qui revient beaucoup, c’est ce mot : invisible ! [...] Si j’avais vu des gens, des Québécois, des acteurs bisexuels, je me poserais moins de questions. J’aurais une sexualité plus épanouie. Là, elle n’est pas épanouie, ma sexualité ! »

Mais il fait son chemin. Il a donc commencé à en parler. D’emblée, depuis, il le dit : « je suis bisexuel ». Et chaque fois, ça suscite la discussion. « J’ai toujours une réaction, constate-t-il. Ce n’est pas quelque chose de banal. »

Et c’est exactement pourquoi il a voulu nous rencontrer. Pour se raconter. En parler. Et réduire d’autant cette fameuse invisibilité. « Si c’était socialement normal, j’ai l’impression que ce serait la plus belle orientation sexuelle. Tu peux t’épanouir de tous bords tous côtés ! Mais il y a quelque chose de complexe, socialement, d’invisible, de tabou. Tout ça, parce que je suis un homme... »

Un homme qui trouve ça « tough » : « vraiment tough, être qui je suis... », conclut-il.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat

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