Je regarde souvent des essais sur YouTube. Il s’agit de réflexions filmées qui puisent dans toutes sortes de disciplines issues des sciences humaines afin d’analyser une culture qui, parce qu’elle s’enchâsse au web, est de plus en plus visuelle. Accessible, imagé et drôle, ce genre de vidéo pourrait peut-être devenir un canal de diffusion important de la gauche intellectuelle.

Selon Alice Cappelle, une essayiste YouTube française avec qui je m’entretiens dans le cadre de la parution de son premier livre, Collapse Feminism, certains créateurs de contenu n’hésitent pas à investir temps et efforts dans les décors et les costumes qui servent de toile de fond à leur propos. Ainsi, dans un essai visuel, les idées ne sont pas simplement communiquées par ce qui est dit ; elles sont aussi tributaires de choix de mise en scène et de montage.

Une fois partagés sur YouTube (ou même sur TikTok ou Instagram), ces essais contribuent à mobiliser des communautés d’internautes qui s’affairent à poursuivre les réflexions avancées par leurs auteurs en rédigeant des commentaires ou en réalisant leur propre vidéo.

Mus par un désir d’accessibilité, les essayistes YouTube parlent dans une langue déliée, parfois loin du jargon universitaire, mais bien souvent dans la lingua franca de l’internet, c’est-à-dire l’anglais. Quand Alice Cappelle a démarré sa chaîne YouTube en 2020, la chercheuse en histoire souhaitait revenir sur le plancher des vaches et faire partager sa pensée au plus grand nombre possible. Aujourd’hui, elle compte plus de 327 000 abonnés.

Stratégie des conservateurs

Dans son tout nouvel essai papier, Collapse Feminism, Cappelle propose d’investiguer les stratégies employées par les conservateurs pour disséminer leurs idées en ligne. L’autrice se penche par exemple sur la circulation de discours de droite dans les communautés numériques centrées sur le bien-être, la psychologie populaire, le féminisme ou encore le « self-help ». Elle analyse des figures comme celle de la #girlboss et plonge dans les communautés numériques misogynes qui composent la manosphère. En fait, on peut envisager son livre comme une sorte de synthèse de plusieurs essais YouTube. Cappelle n’hésite d’ailleurs jamais à mettre en relation les voix de ses collègues youtubeuses comme Contrapoints, Tee Noir, oliSUNvia et Tara Mooknee avec celles de grandes théoriciennes féministes.

PHOTO FOURNIE PAR REPEATER BOOKS

Alice Cappelle, essayiste YouTube

« Quand j’ai commencé à écrire mon bouquin, je me suis inspirée de ce que Susan Faludi avait fait avec Blacklash en 1991 », dit-elle. Dans Backlash, Faludi analyse le retour du bâton conservateur qui avait eu cours dans les années 1980, face aux avancées féministes des années 1970. Selon Alice, même si ce type de ressac est toujours plus ou moins présent dans la culture, il y a des périodes où il prend davantage d’ampleur. L’autrice a donc cherché à savoir comment ce recul s’incarnait aujourd’hui au sein d’un web post-#moiaussi.

Selon Cappelle, le backlash actuel est causé par le désir de divertir de ceux qui attisent le discours haineux.

La youtubeuse me dit que ce ressac conservateur s’est d’ailleurs intensifié en parallèle à la croissance du média américain Daily Wire, une entreprise multiplateforme fondée en 2015 par le commentateur politique Ben Shapiro et le réalisateur Jeremy Boreing.

Le divertissement que le Daily Wire produit attise l’outrage pour stimuler l’engagement des internautes : c’est comme ça qu’il capte notre attention. Son contenu sensationnaliste et scabreux se trouve favorisé par le modèle du feed (flux) algorithmique, parce qu’il nous fait réagir, peu importe nos allégeances politiques. Il voyage ainsi plus rapidement et touche un maximum de personnes. Pire que ça : on divise de longues entrevues filmées en petits extraits punchés qui deviennent par la suite des reels ou des clips TikTok. « Une simple entrevue d’une heure et demie peut ainsi donner lieu à une multiplicité de vidéos qui seront vues des milliers et des milliers de fois », explique Alice.

Du chemin à faire pour la gauche

Face à cette industrie du divertissement haineux bien huilée, les progressistes traînent la patte. Bien sûr, ils adoptent et calquent parfois les stratégies médiatiques de la droite, comme la culture du débat, dans laquelle on met en scène des discussions où s’affrontent des points de vue opposés. Or, la pensée progressiste s’adapte difficilement à la logique de l’outrage, en ce qu’elle cherche d’abord à éduquer et à favoriser la pensée critique ; pas à choquer les gens. En fait, si le but du jeu consiste à être le plus sensationnaliste possible, les progressistes sont assurés de perdre. Mais plutôt que de jouer à ce jeu perdu d’avance, me dit Alice, il faudrait que la gauche trouve sa propre forme de divertissement à elle.

Pour arriver à imaginer ce type de divertissement, il faut d’abord revoir l’architecture du web au grand complet, puisque le but des réseaux qui le structurent actuellement est de maximiser l’engagement, pour ensuite générer toujours plus de revenus publicitaires. Selon Alice, tant qu’on a un internet à but lucratif, nos horizons resteront bloqués. En colligeant les voix de plusieurs essayistes YouTube dans son livre, elle a pourtant tenté de jeter les bases d’un web plus collectif. Elle rêve d’un internet déprivatisé.

Collapse Feminism

Collapse Feminism

Repeater

222 pages