Il est parti deux mois en Europe, sac au dos, forfait ferroviaire en poche, places réservées dans des dortoirs. Ça fait des années qu’il amasse des sous, des mois qu’il prévoit l’itinéraire avec un ami d’enfance. Je l’envie.

Je l’ai bombardé de conseils avant son départ. Ne traîne surtout pas autour des gares, n’apporte pas trop d’argent liquide, es-tu sûr qu’un sac-banane, c’est une bonne idée ? On dirait une invitation aux pickpockets. Et franchement, c’est une mode des années 1980 qui aurait dû disparaître à jamais. Dans mon temps, on portait des ceintures de voyage sous nos vêtements...

Un vrai papa poule. Je m’écoutais parler et je me tombais sur les nerfs. Quand il m’a parlé d’un trajet de sept heures entre deux capitales, en pleine journée, je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander pourquoi il n’avait pas songé au train de nuit. « Tu économises du temps et le coût d’une nuit à l’auberge de jeunesse ! » Ça fait des mois qu’il prépare son voyage et c’est à une semaine de son départ que j’ai cru bon l’informer de l’existence des couchettes dans les trains ? Il n’était pas ravi.

Je lui ai répété à quel point il était commode en Europe, grâce à un sésame nommé Eurail Pass, de sauter dans n’importe quel train, à toute heure du jour, pour se rendre d’une ville à une autre. Simple comme buongiorno.

Il y a quelques jours, il devait se rendre à Bruxelles, qu’il rêve de découvrir depuis l’enfance. Tous les trains affichaient complet, jusqu’au soir. C’est seulement à ce moment que j’ai réalisé que plusieurs de mes conseils dataient de Mathusalem et ne valaient plus grand-chose...

Son voyage européen me rappelle inévitablement celui que j’ai fait à son âge avec mon frère jumeau et deux de nos amis. Un voyage de cinq semaines, de Londres à Paris en passant par Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Munich, Vienne, Innsbruck, Venise, Rome, Florence, Nice et Barcelone. Un survol. On ne perdait pas de temps et on ne traînait nulle part.

Il y a exactement 30 ans ce week-end, nous étions à Nice lorsque l’Olympique de Marseille est devenu le premier et seul club français de soccer à ce jour sacré champion d’Europe. En route vers la Promenade des Anglais en liesse, nous avions croisé par hasard deux amis du secondaire qui venaient de se faire dévaliser. Une jeune femme avait attiré leurs regards sur sa poitrine dénudée pendant que ses complices détroussaient nos amis.

Je n’ai pas osé raconter l’anecdote à Fiston. Il aurait roulé des yeux, à coup sûr. Je ne lui ai pas raconté non plus que des agents armés nous réveillaient la nuit, dans notre couchette, afin de contrôler nos passeports aux frontières. Il aurait pu s’imaginer que j’ai fui un régime autoritaire à la chute des démocraties populaires.

Je ne lui ai pas raconté que je m’étais fait escroquer dans une gelateria de Rome, lorsque j’ai payé avec un billet de 50 000 lires et qu’on ne m’a remis la monnaie que pour 5000 lires. Il m’aurait répondu que l’euro a remplacé les devises nationales il y a plus de 20 ans.

Je ne lui ai pas raconté que dans une banque d’Autriche, on m’a échangé l’équivalent de 100 $ US parce que mes chèques de voyage, en dollars canadiens, étaient émis par American Express (à ma décharge, je ne m’en suis rendu compte que beaucoup plus tard). Ç’aurait été trop compliqué de lui expliquer ce qu’est un chèque de voyage.

Je lui ai raconté en revanche que nous avions participé à un subterfuge largement répandu chez les jeunes voyageurs de l’époque. L’Eurail Pass nous donnait droit à un nombre prédéterminé de trajets. Sauf qu’on pouvait y inscrire soi-même les dates de ses déplacements. Nous avions apporté un stylo à l’encre délébile...

Je sais, c’est illégal. C’est pourquoi je ne lui ai pas raconté non plus notre séjour dans l’auberge la plus miteuse du Red Light d’Amsterdam, surnommée Bob’s « toker heaven » (le paradis du poteux), où l’on nous a proposé moult produits dérivés du cannabis et de l’opium.

On n’avait bien sûr pas de téléphone cellulaire ni d’adresse courriel. On envoyait à nos proches des cartes postales qui n’étaient pas certaines d’arriver à destination avant notre retour. Je n’ai eu des nouvelles de ma blonde et de mes parents que quelques précieuses minutes dans une cabine de téléphone.

On voyageait avec des cartes et un guide de voyage pour toute l’Europe. On suivait en différé, grâce aux journaux américains, la progression du Canadien en séries, pendant sa dernière conquête de la Coupe Stanley. Bref, c’était une tout autre époque. Dans mon esprit, 1993, c’est hier. En réalité, ça fait une éternité.

Je m’amuse à revivre par procuration mon premier grand voyage à travers celui de Fiston. En sachant très bien, d’expérience, qu’il en rapportera quantité de souvenirs. Des souvenirs pour la vie, à l’encre indélébile.