J’ai régulièrement peur de manquer de nourriture, d’argent, d’eau (ça, c’est nouveau), de sécurité.

Conséquemment, j’essaie d’être parée à toute éventualité : je prévois les repas, les économies et les réponses appropriées à une impressionnante variété de scénarios catastrophes... (Pour vous donner une idée, sachez que j’ai un plan pour m’enfuir si le feu pogne dans ma chambre à coucher. Peu importe où je dors.)

Cette anxiété ne vient pas de nulle part : j’ai grandi dans un contexte socioéconomique qui comportait quelques défis qui ont écorché mon rapport au contrôle. Les temps ont changé, évidemment. Je reconnais la position privilégiée dans laquelle je me trouve aujourd’hui, mais l’avenir demeure incertain...

Les divisions sociales, la crise climatique, la surconsommation, le coût de la vie (et mon envie ridicule de dépenser pour oublier tous ces soucis) exacerbent mes craintes. Probablement qu’ils exacerbent les vôtres aussi, d’ailleurs.

Dans la réédition de son essai Peur de manquer : l’angoisse du manque (In press, 2022), la philosophe et psychanalyste Nicole Fabre écrit : « Le temps que nous vivons est exigeant. Nous assistons, dans nos sociétés apparemment opulentes et chantant l’opulence, à une exacerbation des désirs doublée de la peur de n’y pas pouvoir répondre, donc au déploiement de la peur de manquer. »

En somme : on nous offre toujours plus d’informations, de cossins et de solutions. En découle un besoin grandissant de prévoir et de posséder qui nourrit notre « société de l’éphémère ». Un cercle vicieux.

La philosophe estime que ce contexte culturel ne suffit toutefois pas à expliquer notre angoisse. Pour elle, on doit également considérer un traumatisme qu’on partage tous et toutes à différentes échelles : celui de notre naissance (j’adore la psychanalyse !).

S’ajoutent à notre rude arrivée dans ce monde les expériences qui ponctuent notre vie. Si vos besoins primaires n’ont pas été comblés, par exemple en période de guerre, on comprendra que vous aimiez votre garde-manger plein à craquer...

Mais comment se fait-il qu’une petite voix nous dise parfois de prévoir plus et mieux, alors qu’on a théoriquement tout ce qu’il faut pour dormir tranquille ?

C’est notamment une question de tolérance à l’incertitude, m’a expliqué Geneviève Belleville, psychologue et professeure titulaire à l’Université Laval.

L’intolérance à l’incertitude, c’est quand on réagit de façon importante à un risque minimal. C’est comme une réaction allergique : pas besoin de beaucoup de peanuts pour avoir une grande réaction. Pas besoin non plus que le risque soit grand pour qu’un scénario catastrophique prenne forme.

Geneviève Belleville, psychologue et professeure titulaire à l’Université Laval

Plusieurs facteurs façonnent notre tolérance à l’incertitude. Parmi eux, nos expériences passées, la manière dont nos proches répondent aux évènements anxiogènes et une certaine composante biologique.

« Si on entre dans une pouponnière et qu’on tape soudainement très fort dans nos mains, il y a des poupons qui vont réagir tandis que d’autres ne se réveilleront pas », illustre Geneviève Belleville.

(Je devine assez bien le groupe dont j’aurais fait partie.)

La directrice du Centre d’études et d’interventions en santé mentale souligne également l’ascendant du cadre dont on est issu.

« Le statut socioéconomique est un facteur de diversité important, il engendre des groupes favorisés et défavorisés, des stéréotypes qui mènent à la discrimination, du classisme, etc. Le fait de provenir d’un milieu socioéconomique défavorisé va influencer notre rapport à l’argent, par exemple. Selon les recherches, soit on est plus anxieux, soit on est plus insouciants. »

Existe-t-il une manière de trouver un sentiment de sécurité, qu’importe la nature de notre bagage ?

En évaluant plus réalistement notre cas, suggère la psychologue.

Quand on a connu des évènements traumatiques, notre mémoire en est imprégnée. Notre cerveau est programmé pour nous faire des rappels et nous protéger des risques similaires à l’avenir. Il faut donc faire l’effort conscient de dresser l’inventaire des trucs qui vont bien dans notre situation.

Geneviève Belleville, psychologue et professeure titulaire à l’Université Laval

Geneviève Belleville poursuit en mentionnant l’importance de nos proches, du moins de ceux qui savent nous ramener vers une pensée plus réaliste. Tâche dont peuvent aussi s’accommoder les psychologues, qui ont tout un arsenal d’outils contre l’anxiété...

« Il y a une composante très cognitive à l’incertitude : les gens se font des scénarios. Sur le plan comportemental, on va donc exposer la personne à l’incertitude sans que ce soit déplaisant. On peut l’inviter à prendre une ligne de métro sans savoir dans quelle direction elle va ou à aller dans un resto pour commander des choses qu’elle n’a jamais mangées, par exemple. On peut aussi l’encourager à aller jusqu’au bout des scénarios : qu’est-ce qui peut arriver de pire ? Plus on y va, plus on comprend que ça a très peu de chances d’arriver. »

Ça nécessite du courage, tout de même, aller au bout du scénario. Parce qu’en chemin, j’ai l’impression que je pourrais me poser et prendre le temps de me demander d’où vient mon réflexe d’imaginer les catastrophes.

Certes, j’identifierais des motifs tout à fait raisonnables — c’est normal d’être anxieux quand on pense à l’avenir climatique et de souhaiter s’adapter à défaut de voir les choses bouger. Mais je trouverais probablement aussi des cicatrices mal pansées et, pire encore, une peur de l’isolement, de l’ennui, de la mort...

Un vertige qui, selon Nicole Fabre, cache peut-être une solution : « Ma conviction est que c’est en acceptant de regarder ce vide, cette absence, ces ténèbres que nous trouverons notre force. »

(Je comprends, mais ce serait quand même beaucoup plus simple si on pouvait vraiment la trouver dans un magasin grande surface.)