Je faisais la queue dans un casse-croûte du Vieux-Montréal en attente d’un sandwich lorsqu’un client est entré, transportant avec lui un concert de bruits agressants.

Le walkie-talkie qui était fixé à sa ceinture renvoyait une voix féminine à mille lieues de celle d’Andrée Lachapelle. Entre deux grésillements tonitruants, elle hurlait des phrases incompréhensibles.

Quelqu’un a gentiment demandé à l’homme de fermer son appareil. « J’peux pas ! C’est pour ma job ! », a dit le gars d’un ton courroucé. Au nom de « sa job », ce livreur trimballe un environnement sonore stressant qu’il fait subir à tout le monde.

À ce compte-là, pour « ma job », je pourrais écouter en permanence RDI ou CNN sur mon téléphone ! L’infirmière derrière moi pourrait laisser fonctionner son téléavertisseur. La mère inquiète pourrait mettre le moniteur qui surveille son bébé à plein régime.

Je n’en peux plus de ces terroristes du bruit qui nous imposent égoïstement leur petit univers. Au nom de la « libarté », ces gens exercent une forme de violence contre laquelle il faut absolument lutter.

Vous voulez d’autres exemples ? Les chauffeurs d’autobus qui écoutent la radio à plein volume tout en conduisant. C’est une chose qu’on voyait rarement il y a quelques années et qui est devenue une pratique courante. Les publicités de concessionnaires sur un haut-parleur cheap à 8 h le matin, c’est dur à prendre.

Mais la palme revient à ceux qui s’expriment en mode « mains libres » en tenant le téléphone devant leur bouche. On entend non seulement Roger demander s’il doit prendre la sauce tomate Hunt ordinaire ou avec épices, mais aussi Fernande lui dire de choisir celle qui est « en spécial ».

On vit dans un monde sans cesse plus bruyant. Il y a des sons, et pas les plus beaux, absolument partout. Ils sont encouragés, multipliés. On vit et on grandit là-dedans sans les remarquer. Mais à un moment, la mèche rapetisse et on se demande pourquoi. C’est alors qu’on réalise que cette pollution sonore est en train de nous rendre fous.

Le bruit nous accompagne dans nos moindres déplacements et je ne peux m’empêcher de faire un lien entre ce phénomène et notre incapacité grandissante à communiquer avec les autres. Réalisez-vous qu’on passe la semaine à échanger avec nos amis par textos et quand ceux-ci nous donnent enfin rendez-vous pour un tête-à-tête, cela se fait dans un bar ou un restaurant où le système de son produit autant de décibels qu’un spectacle de Metallica au Centre Bell ?

Cette obsession du bruit est liée à une croyance qui dit que plus il y a du bruit, plus il y a de l’ambiance. Quelle connerie !

Bref, j’ai beaucoup pensé au bruit ces derniers jours. J’ai surtout réfléchi à l’importance du silence, à son rôle, à sa rareté. J’en ai fait part à mon voisin de bureau, Paul Journet, réputé pour ne pas être le plus bruyant des collègues. Il m’a parlé d’un ouvrage d’Alain Corbin, Histoire du silence. Comme j’avais adoré son livre Le miasme et la jonquille, j’ai mis la main sur ce livre.

Cet historien croit que l’intensité des bruits dans laquelle nous baignons n’est pas plus élevée qu’au milieu du XIXe siècle, époque où l’on a commencé à exprimer notre intolérance face à cela. Mais aujourd’hui, les bruits sont omniprésents.

Pour Alain Corbin, le silence, qui n’est pas une absence de bruit, permet à l’être humain « d’entendre cette parole intérieure qui calme et qui apaise ». Son collègue Jean-Michel Delacomptée, auteur du Petit éloge des amoureux du silence, n’est pas très loin de cette pensée quand il dit que « le silence s’adresse à l’âme et le bruit au corps ».

Cette folie du bruit a fait naître une quête du silence très importante pour certaines personnes. Jeunes ou vieux tentent aujourd’hui de trouver des cathédrales à ciel ouvert qui leur permettent d’entendre leurs sons intérieurs. Pourquoi pensez-vous que le yoga, la méditation, les philosophies orientales ou les marches de plusieurs jours sont si populaires ?

Cette quête peut toutefois être déstabilisante. Notre inconfort face au silence est inquiétant. Saviez-vous que la fameuse « minute du silence », une pratique qui remonte au début du XXe siècle au Portugal, durait une demi-heure ? Aujourd’hui, lorsqu’on exige une minute de silence dans un stade, elle est immanquablement suivie d’une clameur qui exprime une impatience, souligne Alain Corbin. Ouf ! On a survécu au silence !

La recherche du calme et du silence peut mener à un cul-de-sac. Combien de gens ont quitté la ville pour fuir le bruit, mais se sont retrouvés avec des voisins possédant un chien jappeur ou une tondeuse à gazon tonitruante ? À part ceux qui vivent dans un monastère, une grotte ou une île déserte, personne n’est à l’abri du bruit.

Cette réalité est affligeante. Mais ce qui l’est encore plus, c’est de voir que les pouvoirs publics font peu de choses pour lutter contre le bruit. La pollution sonore est une véritable pollution. Elle encrasse nos esprits.

Le hasard a fait que pendant que je préparais cette chronique, le maire de l’arrondissement d’Outremont, Laurent Desbois, a annoncé que les souffleuses à feuilles à essence (énormément bruyantes) seront bannies sur son territoire à compter du printemps 2023. J’ai l’impression que ce geste fera école à Montréal.

Pendant ce temps, les études sur les effets néfastes du bruit sur notre santé ne cessent de se multiplier. En février dernier, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) affirmait que la pollution sonore engendre des maladies cardiaques et entraîne des troubles métaboliques tels que le diabète, des déficiences auditives et des problèmes de santé mentale.

De son côté, l’Organisation mondiale de la santé confirmait, dans un rapport publié en 2018, que le bruit représentait le second facteur environnemental provoquant le plus de dommages sanitaires en Europe, derrière la pollution atmosphérique.

Il est urgent que l’on s’intéresse aux effets de la pollution sonore. Ceux-ci ont plusieurs tentacules. Récemment, une orque et un béluga se sont aventurés dans les eaux de la Seine. Les représentants de Sea Shepherd France, une ONG environnementaliste, pensent que la pollution sonore serait à l’origine de cette « désorientation ».

Le silence est devenu un luxe. Mais il nous appartient de nous le réapproprier. De lui découlent « tant de belles choses », comme dirait Françoise Hardy, à commencer par les mots qui cherchent à se faire entendre. « La parole émerge du silence », dit Alain Corbin. Il a raison.

Cela dit, la parole peut aussi devenir un bruit chez certaines personnes. Mais ça, c’est un autre sujet.

Consultez le rapport du PNUE
Histoire du silence

Histoire du silence

Albin Michel

210 pages

Petit éloge des amoureux du silence

Petit éloge des amoureux du silence

Folio

144 pages