Une enseignante du primaire demande à ses élèves s’ils ont déjà été victimes d’intimidation sur le web. Une fille de 10 ou 11 ans lève la main. « Il m’a traitée de… », dit-elle, en grimaçant. Elle n’ose pas prononcer les mots. « Tu peux nous le dire », la rassure sa prof. « D’hostie de pute », finit-elle par ajouter.

Elle ne le connaissait pas, le garçon qui l’a insultée. Une fille de 10 ou 11 ans, qu’on traite de pute. Son enseignante, qui a peut-être 15 ans de plus, a vécu sensiblement la même chose lorsqu’elle était étudiante à l’université. En plus de subir du harcèlement et de recevoir des menaces.

La scène est tirée du troublant documentaire Je vous salue salope de Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist, qui doit prendre l’affiche vendredi. Parmi les quatre principales femmes que nous présentent les documentaristes, il y a cette enseignante du primaire québécoise ainsi qu’une jeune comédienne française, qui dit avoir cessé de compter le nombre d’insultes misogynes qu’elle recevait sur sa chaîne YouTube… après 40 000.

Les deux autres femmes sont des politiciennes qui ont été la cible de groupes d’extrême droite. Des suprémacistes blancs ont appelé au lynchage de Kiah Morris, une Afro-Américaine du Vermont, élue au Congrès. Ils ont cogné chez elle en pleine nuit, ont tenté d’y entrer par effraction, l’ont traitée de tous les noms sur les réseaux sociaux (et pas seulement celui qui commence par la lettre N).

PHOTO JOHN TULLY, ARCHIVES LA PRESSE

Kiah Morris, élue à l’Assemblée générale du Vermont

Laura Boldrini, ancienne porte-parole du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, était présidente de la Chambre des députés en Italie lorsque le politicien d’extrême droite Matteo Salvini l’a comparée à une poupée gonflable. Le maire de la ville de Savona, en Ligurie, a souhaité sur sa page Facebook qu’elle soit violée par des migrants.

Sous sa présidence, la Chambre des députés italienne a fait adopter une loi contre la cyberintimidation des mineurs. Dans le documentaire, on la voit présenter l’aile de la Chambre des députés où elle a fait installer deux miroirs sous lesquels on trouve les inscriptions « présidente » et « première ministre », afin que des jeunes filles, dit-elle, puissent se projeter dans ces postes qui n’ont jamais été occupés par des femmes en Italie.

J’ai vu ces scènes de Je vous salue salope et je me suis demandé, à la lumière des récentes menaces de mort destinées à la députée libérale Marwah Rizqy, enceinte de huit mois, quelle jeune fille québécoise aurait aujourd’hui envie de se lancer en politique à l’âge adulte.

Des fillettes de 10 ans se font traiter de putes sur le web. Des étudiantes sont harcelées au point de craindre pour leur sécurité. Chez nous. Imaginez celles qui font un métier public !

On en parle davantage depuis quelques jours parce que la vice-première ministre Chrystia Freeland a été intimidée par un homme en Alberta, parce que celui qui a menacé Marwah Rizqy a été mis en liberté, parce que le documentaire de Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist a été présenté à des journalistes.

Le phénomène, évidemment, n’est pas nouveau. On s’attaque aux femmes, en les réduisant à leur corps ou à leur sexualité, avec des commentaires dégradants, sexistes et misogynes, depuis toujours. Ce qui est étonnant, c’est que plusieurs semblent tomber des nues chaque fois qu’il est question dans les médias de la cyberintimidation que subissent les femmes. Le courriel a pourtant été démocratisé il y a un quart de siècle.

Pourquoi tombe-t-on des nues ? Parce que les insultes misogynes sont constamment banalisées, en particulier par des hommes qui ne saisissent pas l’ampleur du gouffre qui les sépare des femmes. Je le mesure chaque fois que j’entends un homme prétendre que les insultes sont désormais le prix à payer pour prendre la parole en public. C’est faux. Le prix n’est pas le même pour les hommes et pour les femmes.

Je suis chroniqueur depuis plus de 20 ans. Pratiquement tous les jours, sur les réseaux sociaux ou sur le web, je reçois des insultes. Certaines me font rire, d’autres moins. J’ai reçu mon lot de menaces, j’ai dû me plaindre à la police.

Mais les insultes que je reçois sont un jet d’eau comparées au torrent de haine qui se déverse quotidiennement sur mes consœurs. Pour une politicienne racisée comme Marwah Rizqy ou Kiah Morris, c’est encore pire.

Dire que c’est du pareil au même pour les hommes et les femmes, c’est porter des œillères et nier la réalité. Peu d’hommes se font menacer d’être violés. Peu d’hommes ont peur de marcher dans la rue, même après avoir reçu des insultes. Peu d’hommes blancs se font constamment dire de retourner d’où ils viennent.

En 2016, la députée britannique Jo Cox a été assassinée par un suprémaciste blanc. L’extrême droite, que l’on refuse trop souvent de nommer au Québec, existe. Et pas seulement sur le web. N’attendons pas qu’il soit trop tard pour réagir.