« La douceur est une énigme. »

C’est la première phrase de Puissance de la douceur, un essai d’Anne Dufourmantelle.

La psychanalyste et philosophe française l’a publié il y a près de dix ans, mais si vous voulez mon avis, il est bon de le relire aujourd’hui, alors qu’on nous invite régulièrement à engourdir le poids du monde à coups de self-care et de bienveillance…

C’est quoi, au juste, cette fameuse douceur qu’on nous prescrit tel un remède miracle ? La question se pose, non ?

Pour la philosophe morte tragiquement en 2017, la douceur est à la fois une intelligence, une éthique, un calme et une puissance suprême.

« Elle est le nom d’une émotion dont nous avons perdu le nom, venue d’un temps où l’humanité n’était pas dissociée des éléments, des animaux, de la lumière, des esprits. »

Et si elle était un geste, « elle serait caresse ».

Rien à voir avec notre savon à lessive, les rasoirs jetables ou les conseils du coach de vie qui veut qu’on manifeste nos rêves, donc… Pourtant, tout ça nous est proposé avec la promesse d’une douceur nouvelle.

Et elle fait vendre, cette belle idée !

« Attenter à la douceur est un crime sans nom que notre époque commet souvent au nom de ses divinités : l’efficacité, la rapidité, la rentabilité […] On en fait une drogue frelatée dont on veut nous inculquer le besoin. »

Or, selon Anne Dufourmantelle, il est impossible de posséder la douceur. On ne peut qu’en accueillir la visite.

Ces temps-ci, de mon côté, je l’entraperçois un matin sur deux. Chaque fois que mon voisin de 75 ans déambule en chantant, en fait.

Louis Rousseau marche une dizaine de kilomètres par jour en entonnant bien haut des chansons de Piaf, Cohen, Aznavour, Vigneault, Leclerc… « C’est tout ce qu’il me reste à faire, tenter de semer la joie et l’amour dans le quartier », qu’il m’a dit, la semaine passée.

Après, il m’a confié qu’il rêvait de fonder une troupe de troubadours. Avis aux intéressés.

Sinon, quand la douceur oublie de me visiter, je peux toujours la trouver sur la page Facebook de Manal Drissi.

En 2018, la chroniqueuse a créé pour la première fois ce qu’elle appelle un « potluck de doux ». En somme, elle conviait les gens à commenter un statut (« Balance ton doux ! ») en indiquant ce qu’ils avaient vécu, appris ou lu d’heureux, dans les derniers jours.

PHOTO MAUDE CHAUVIN, FOURNIE PAR MANAL DRISSI

Manal Drissi

« Je trouvais que Facebook était très négatif, m’a expliqué Manal Drissi. Je voulais créer un endroit où on pouvait déposer du positif, mais je ne m’attendais pas à ce que les gens y tiennent autant, à ce qu’on m’en parle dans la rue et qu’on me demande quand serait le prochain ‟Balance ton doux" ! »

Et qu’entendait-elle, au juste, en appelant à la douceur ?

Au bout du fil, Manal réfléchit. « Je n’essayais pas tant de définir ce qu’était le doux que de faire contraste à ce qui ne l’était pas. La douceur se définit plus facilement par son contraire, mais au final, c’est ce qui nous fait sentir bien. »

Là-dessus, elle rejoint Anne Dufourmantelle, pour qui la douceur et sa lumière se révèlent souvent dans l’ombre. Elles se répondent.

Quatre ans plus tard, le projet de Manal se poursuit. Parmi ce que présentent les personnes qui « balancent leur doux », de nombreuses photos d’animaux domestiques, remarque la chroniqueuse.

À cet égard, Anne Dufourmantelle peut encore une fois nous éclairer : « Si la douceur de l’animal nous touche ainsi, c’est sans doute parce qu’elle nous vient d’un être qui coïncide avec lui-même presque entièrement », écrit-elle dans Puissance de la douceur.

(C’est vrai que mon chat est d’une authenticité désarmante.)

Les amateurs du potluck de Manal se confient également au sujet de leurs études, de leur travail ou même d’évènements qui, a priori, n’ont rien de doux…

« J’ai perdu un proche, mais ça m’a permis de reconnecter avec des membres de ma famille » ou encore « Je suis sobre depuis six mois », cite à titre d’exemple la chroniqueuse.

Selon elle, c’est une véritable solidarité qui se déploie entre étrangers.

« On sous-estime à quel point ça fait du bien aux gens de voir d’autres gens d’heureux. En même temps, ça appelle à l’introspection. On peut se demander ce qu’on a vécu de positif, nous… Et peut-être même prendre conscience qu’on n’a rien vécu de doux. Qu’il nous manque ça. »

D’ailleurs, il arrive souvent que des internautes répondent que ce qu’ils ont connu de plus doux dans leur journée, c’est la lecture des commentaires laissés par les autres. C’est ce qui fait croire à Manal Drissi que la douceur se multiplie sans se perdre. Qu’elle se clone !

Ce qui nous ramène à la douceur en tant qu’argument économique : « On capitalise sur l’idée de la douceur individuelle, mais ça revient à une affaire de communauté, estime la chroniqueuse. Ce que les gens partagent, c’est rarement ‟je me suis acheté un nouveau bateau" ! On est davantage dans le contact humain, dans les êtres vivants qui nous font du bien. Sans même y penser, on témoigne que la douceur n’est pas individuelle ou matérielle, finalement. »

La douceur serait plutôt un rappel qu’on n’est pas seuls. Qu’on est peut-être même vus.

Au fond, comme l’écrit Anne Dufourmantelle : « Il n’est pas toujours doux de vivre. Mais la sensation d’exister appelle la douceur. »