J’ai vu mon lot de pénis dans les transports en commun.

Des dévêtus, je le précise. Des sexes volontairement exhibés par des hommes cherchant à produire je ne sais trop quel effet… J’en ai tant aperçu que j’ai fini par applaudir un gars qui se montrait la quéquette dans l’autobus en répétant, blasée : « C’est super original. Vous êtes unique. »

On a même déjà éjaculé sur ma jupe, alors que j’étais dans le métro.

Quand j’ai rapporté l’incident à un policier, il m’a répondu que la prochaine fois que je sentais venir un danger, je ne devais pas hésiter à changer de wagon.

J’imagine qu’il ignore qu’on ne possède malheureusement pas de sixième sens détectant les éjaculateurs publics et qu’on passerait notre vie à changer de place si on se fiait uniquement à notre inquiétude.

Bref, vous comprendrez que je pars de loin, sur le plan de la confiance envers les usagers des transports en commun.

Alors quand j’apprends dans un article de Catherine Handfield que, selon le chercheur néo-zélandais Jared Thomas, il est bon d’établir un contact avec les passagers à côté desquels on s’assoit, mon réflexe est de me dire : « Ouin, non merci. »

Dans ce papier, Jared Thomas explique qu’on a tendance à regarder notre cellulaire ou à écouter de la musique pour limiter l’inconfort inhérent au fait d’être assis coude à coude avec de purs inconnus, dans le métro ou l’autobus. Or, il existe, à son avis, une meilleure solution : saluer l’autre ou du moins établir un contact visuel avec lui.

« Je pense qu’on oublie que les transports en commun sont un mode de transport social. [...] Mais si nous sommes d’humeur, nous nous sentons généralement mieux après être entré en contact avec un autre passager. »

Je vous avoue que cette idée me confronte beaucoup. En même temps, je crois en la science, alors qui suis-je pour en douter ?

Vous me voyez venir : j’ai décidé de tester la chose.

Au cours des 10 derniers jours, j’ai tenté d’établir un contact avec mes voisins de siège. Je suis devenue une aventurière de la salutation.

Premier constat : dire bonjour, c’est contre-intuitif.

J’ai flanché lors de mes deux premiers essais. Quand j’ouvrais la bouche, aucun son ne sortait (heureusement, je porte le masque dans les transports en commun). La ville est synonyme d’anonymat. On ne se parle pas, à Montréal. J’adore quand les passants me lancent un bonjour, à la campagne. J’envie même les motocyclistes qui se font un petit signe de la main quand ils se croisent sur l’autoroute. Pourtant, je ne saurais répondre à un citadin qui me saluerait dans le métro. Je le prendrais probablement pour un désaxé.

On me prendra certainement pour une désaxée.

La troisième fois fut la bonne. En m’assoyant près d’une jeune femme aux cheveux bleus, j’ai enfin murmuré un « bonjour » nerveux. S’en est suivi un long silence gênant. Après ce qui m’a paru une triste éternité, elle a tourné la tête : « Scuse, j’étais dans la lune ! Allô. »

J’ai ri. L’homme posé devant nous aussi. Il m’a fait un signe de la main. Je le lui ai rendu, puis… Rien. Pas de malaise, pas de conversation impromptue dont personne ne voulait. Peut-être juste un vague sourire sur trois visages. Quelque chose comme une possibilité : ça se fait, ça ?

Au retour à la maison, tous les sièges étaient pris. Je suis restée debout, tout près d’une femme avec qui j’ai tenté de créer un lien visuel. Elle fixait ardemment son téléphone. J’avais l’air d’une prédatrice. En constatant qu’elle lisait La Presse, j’ai eu peur de passer pour une prédatrice qui essayait en plus d’être reconnue. J’ai abandonné.

Deuxième constat : c’est difficile d’établir un contact avec les usagers des transports en commun parce que la plupart d’entre eux sont plongés dans un univers virtuel.

Remarquez, c’est plutôt difficile de le faire avec des quidams sans cellulaire…

Le lendemain, je me suis assise à côté d’un homme plus âgé que moi. (En fait, je n’ai osé saluer aucun homme de ma génération, de crainte que ça ne paraisse comme du flirt. Je sais que c’est ridicule et que tous les gars ne pensent pas en mode séduction, mais j’ai un blocage.) J’ai glissé un « bonjour » poli qui n’invitait pas particulièrement à la conversation, pourtant l’homme a froncé les sourcils et détourné le regard.

Il a choisi de m’ignorer, et j’ai ensuite souvent fait face à cette réaction.

Troisième constat : il faut être à l’aise avec le rejet. L’expérience peut être brutale et rouvrir de vieilles blessures d’enfance.

Par contre, chaque fois qu’on m’a rejetée — contrairement à toutes celles où j’ai été la dernière choisie au ballon-chasseur –, quelqu’un m’a souri. J’ignore si c’était par pitié ou par respect devant mon audace, mais un autre passager soulignait à tout coup sa présence. Puis, la vie continuait.

Étonnamment, un seul de mes bonjours a engendré une discussion. Mon voisin m’a fait remarquer la baisse d’achalandage dans les transports en commun. On s’est demandé où était rendu tout le monde. « Ils ont déménagé à la campagne ou au Nouveau-Brunswick », d’après lui. C’était bref et sympathique.

Autrement, les salutations se sont simplement enchaînées. Vraiment rien de sorcier.

Je dirais même que j’y ai pris goût. L’exercice m’a permis de me concentrer sur les humains qui m’entouraient. De tenter de lire leur état d’âme, leur ouverture, leur envie d’être dérangé ou non. La masse habituelle s’est découpée en une multitude de visages et d’énergies. Les sourires ont presque commencé à occulter les souvenirs de harcèlement. Presque.

Je ne pensais jamais écrire ça, mais je vous recommande l’approche préconisée par Jared Thomas. Après tout, à quoi joue-t-on quand on fait semblant que les autres n’existent pas ? Et qu’est-ce que ça coûte, un regard bienveillant ?

(Mais n’oubliez pas de changer de wagon si vous êtes mal à l’aise, hein.)