Quel fut le premier réflexe d’une mère américaine lorsqu’elle a appris le nom de l’enseignante de deuxième année de son fils, au début du mois ? Elle a épluché tous les commentaires et photos des comptes de l’enseignante sur les réseaux sociaux afin d’en connaître le plus possible sur sa vie privée.

Elle y a découvert que c’était sa première année d’enseignement (première prise), qu’elle avait mal orthographié un mot (deuxième prise) et qu’elle avait diffusé une vidéo où elle se décrivait, en compagnie de ses amies, comme une « Trader Joe’s hoe » (une « pute du Trader Joe », un supermarché américain bio). Troisième prise.

À défaut de pouvoir crier « You’re out ! » à l’enseignante, elle a rédigé un gazouillis, qui est devenu viral lorsqu’il a été relayé et commenté de manière ironique par un autre utilisateur de Twitter qui a demandé : « Pourquoi tous les profs démissionnent-ils ? »

Ce dernier tweet a obtenu 125 000 mentions « j’aime ». La mère en question a effacé son commentaire, puis son compte Twitter. Le karma est une « hoe », comme on dit au pays de Nicki Minaj.

Mais la question demeure : y a-t-il une obligation faite aux enseignants d’être plus catholiques que le pape dans leur vie privée et sur les réseaux sociaux ?

Si je suis franc, j’ai surtout été interpellé par ce tweet non pas parce que je suis père et que c’est la rentrée scolaire, mais parce que je me suis d’emblée reconnu dans l’expression « Trader Joe’s hoe ». Je ne vais jamais aux États-Unis sans faire mes courses chez Trader Joe’s. Si bien qu’en ce moment, dans ma cuisine, ne se trouvent pas moins de 25 pots d’épices du Trader Joe’s achetés dans des succursales de New York ou du Vermont.

Si la pandémie m’empêche à nouveau de traverser la frontière, je serai prêt ! Le Chili Lime, le Lemon Pepper et la Green Goddess sauront me tenir compagnie. J’en tiens en plusieurs exemplaires. Assez pour être reconnu comme un pusher d’épices en rupture de stock du Trader Joe’s au bureau.

Revenons à nos moutons. Je comprends que les écoles mettent les enseignants en garde contre les pièges de la surexposition et du dévoilement de la vie privée sur les réseaux sociaux, au Québec comme ailleurs. Comme ils ont un devoir d’exemplarité, il est normal qu’ils fassent preuve de retenue.

Des profs qui ont propagé des discours racistes ou haineux sur les réseaux sociaux ont perdu leur emploi. Une employée d’une école secondaire de la région de Québec qui avait participé à des tournages pornographiques a aussi été congédiée.

Mais les profs raisonnables ont-ils le droit d’exister à l’extérieur de leur classe ? Ont-ils le luxe d’un minimum de vie sociale en dehors de l’école, qui pourrait éventuellement se retrouver sur Facebook ou Instagram ?

Il y a une dizaine d’années, une jeune enseignante d’une école publique de la Géorgie, aux États-Unis, a dû démissionner après qu’un parent s’est plaint d’une photo d’elle prise pendant ses vacances estivales en Europe, puis diffusée sur Facebook. Elle y tenait dans ses mains un verre de bière et un verre de vin. Ashley Payne, 24 ans, a poursuivi l’école pour ce qu’elle estimait être un congédiement déguisé et n’a jamais pu réintégrer son poste.

Je comprends bien sûr l’obligation de loyauté de l’enseignant envers son employeur, bien établi par la jurisprudence, notamment au Québec, qui en fait un modèle de probité. Je comprends qu’être prof, ce n’est pas comme être serveur dans un bar, que ça vient avec d’autres responsabilités et que la prudence est particulièrement de mise sur les réseaux sociaux.

Mais faut-il pour autant que les enseignants y affichent un comportement irréprochable, comme s’ils étaient en représentation perpétuelle, en classe devant leurs élèves du primaire ou du secondaire ? En d’autres mots, les profs ont-ils le loisir de lâcher leur fou dans un Biergarten berlinois, un soir d’été en vacances, sans risquer de mettre en péril leur carrière pour une photo publiée sur Facebook qui rend compte du banal quotidien de toute personne de 24 ans ?

Depuis quand l’enseignement est-il devenu un sacerdoce ? Peut-être depuis que les parents-rois, ici comme ailleurs, guettent sur l’internet les moindres faux pas potentiels de ceux chargés d’instruire leurs enfants. Et que certains parents-rois entendent par faux pas le simple fait pour un prof d’en être à sa première année d’enseignement. Il faut bien commencer quelque part !

Voilà où nous en sommes. Des parents traquent des enseignants sur les réseaux sociaux comme s’il s’agissait de pédocriminels multirécidivistes. Ils en font des cibles publiques dont il faut se méfier collectivement, alors que personne, au cours des dix prochains mois, ne passera plus de temps avec leur enfant. Et on se demande pourquoi le quart des jeunes enseignants québécois décrochent après cinq ans…