J’étais seule depuis 15 minutes. Je lisais, étendue dans un parc, tandis que mon amoureux magasinait chez un disquaire tout près. Puis j’ai entendu : « Oh oh !… »

Le genre de « Oh oh ! » qu’un enfant lancerait juste avant de faire un mauvais coup. Sauf que la voix était grave et l’intonation, celle d’un psychopathe qui s’apprête à tuer une énième victime dans un film d’horreur.

J’ai tourné ma tête vers la gauche. Un homme fonçait droit vers moi. Il répétait son « Oh oh ! » en me regardant dans les yeux, le torse penché, comme prêt à plonger. J’ai tout de suite saisi la menace. Fuir ou combattre ?

J’avais enlevé mes souliers. Merde, pourquoi j’avais enlevé mes souliers ? Est-ce que je pouvais courir longtemps sans mes souliers ? Je me suis assise bien droite juste avant qu’il ne puisse se jeter sur moi. Il s’est arrêté tout près de mon visage.

Il m’a demandé mon nom. D’où je venais. Si je le niaisais. Je lui ai répondu d’une voix calme, comme si j’étais en contrôle de la situation. Il a répété, cette fois beaucoup plus fort : est-ce que je le niaisais ? Non.

Il a commencé à tourner autour de moi en lançant à nouveau quelques « Oh oh ! ».

Paniquée, j’ai essayé de croiser les yeux des gens posés un peu plus loin dans le parc. Personne ne me voyait. Ou tout le monde feignait de regarder ailleurs, plutôt.

Ma panique a accueilli sa bonne vieille amie, la solitude. (Les gens détournent souvent le regard quand on se fait harceler dans la rue, on s’y habitue presque.)

Il est finalement parti. J’ai empoigné mon téléphone et enfilé mes souliers. Mon chum est revenu en courant, alarmé. Puis, quelques heures plus tard, je me suis mise à pleurer.

J’avais eu très peur, mais j’étais surtout très tannée.

Pourquoi est-ce si difficile d’être seule dans un parc ? Pourquoi tient-on à nous confronter dans notre vulnérabilité ? Et pourquoi est-ce que je l’avais encore accepté ?

J’ai tant de frustration accumulée, pourquoi n’avais-je pas crié toute ma rage ? Pourquoi ne m’étais-je pas levée, prête à me défendre avec mes poings et mes pieds ? (« Parce que j’avais peur pour mon intégrité physique et que cet homme était plus fort que moi » est une bonne réponse, je sais. Tout comme « parce que je ne veux pas me battre avec une personne malade et celle-là l’était fort probablement ». Mais bon.)

Tout ça pour dire que mes vacances se sont terminées sur une note plus amère qu’espéré.

Deux jours plus tard, j’ai raconté l’incident à des amies, autour d’un souper. Elles comprenaient bien ce que j’avais ressenti, pour avoir elles aussi vécu de nombreuses situations similaires.

On connaît toutes cette peur, cette colère, cette fatigue.

« La prochaine fois que ça nous arrive, on devrait faire le dindon », a suggéré Amélie.

Pardon ?

C’est là qu’elle m’a fait découvrir « Sarah la crieuse ». La Française de 21 ans est devenue virale sur le réseau social TikTok après avoir partagé une vidéo dans laquelle elle dévoile sa réponse au harcèlement de rue : pousser des cris d’animaux.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @_SARAHMASN

Sarah la crieuse

Consultez la page TikTok de Sarah la crieuse

Quand un homme embête Sarah — en la suivant, en commentant son corps, en l’insultant –, elle lance à pleins poumons le cri d’un dindon, d’un T-rex ou encore d’une otarie… Son objectif : avoir l’air plus désaxée que le sans-dessein qui la dérange.

C’est si déstabilisant que le harceleur fuit presque à tout coup.

Ça nous a donné des idées, évidemment.

Si un homme nous importune, on peut toujours faire des mains « jazz » en esquivant quelques pas de danse, vomir, faire des pets de dessous de bras ou se mettre à chanter Dégénérations de Mes Aïeux.

« Ton arrière-arrière-grand-père, il a défriché la terre / Ton arrière-grand-père, il a labouré la terre / Et pis ton grand-père, il a… »

Mais vraiment, à bien y penser, rien de plus spectaculaire que les sons d’animaux. On a donc entrepris d’évaluer si on avait le moindre talent. Surprise ! Mon amie Claire a une saisissante imitation d’aigle. C’est bluffant ! Sa marmotte reste à travailler, en revanche.

J’ai ri à en pleurer.

D’un coup, on transformait les traumas en blagues.

On se pansait les bobos à coups de propositions ridicules, tout en sachant bien qu’on n’appliquerait jamais ces solutions. Que sous les mots ou les mains d’un inconnu, on fige la plupart du temps. Que toutes les occasions ne nous permettent pas de réagir avec fracas. Qu’au nom de notre vie, il faut parfois rester silencieuses et marcher plus vite en espérant le mieux.

Sarah la crieuse, qui compte plus de 350 000 abonnés sur TikTok, admet elle-même avoir parfois trop peur de la réaction d’un homme pour lui lancer une réplique baveuse. Il n’y a rien de banal là-dedans, ni le nombre impressionnant de personnes qu’elle fédère avec son contenu engagé, ni l’angoisse dont elle témoignage.

D’ailleurs, TikTok regorge de vidéos de femmes qui nous plongent avec elles dans des situations tendues.

Elles filment leur harceleur, de même que leur visage effrayé, quand elles entrent chez elles après une fête ou qu’elles tentent de faire l’épicerie. Elles utilisent leur téléphone pour montrer ce qu’elles doivent endurer, à toute heure de la journée. Elles lèvent on ne peut plus concrètement le voile sur le harcèlement de rue.

Parfois, elles partagent elles aussi leurs idées farfelues.

« Je lui ai répondu avec une voix d’outre-tombe, comme si j’étais possédée… Ça a fonctionné ! »

Pourtant, la gestion de ce problème ne devrait pas leur revenir. Ce dont elles ont besoin, ce n’est pas un truc miracle pour repousser les idiots, c’est des concitoyens plus respectueux, une sensibilisation, une sécurité accrue, des mains tendues, des gens qui s’interposent, qui les protègent. Mieux, elles ont besoin d’être libres.

Ce ne sont pas des sons d’animaux qui vont les délivrer.

Pourtant, ce soir-là, sur une petite terrasse de Rosemont, trois femmes criaient comme un aigle en attendant qu’on leur foute la paix. Et vous savez quoi ? C’était étrangement apaisant.