Je traverse presque chaque jour le parc près de chez moi. Je n’ai nulle part où aller, je veux simplement observer ceux qui y traînent...

En une seule sortie, je peux croiser quatre hommes quinquagénaires assis à une même table en train d’écouter la chanson Love Hurts ; des joueurs de baseball du dimanche ; des enfants qui manigancent dans une glissade ; des couples qui promènent leur chien en fumant un joint et des premiers rencards qui virent un peu cochons.

Chaque marche se transforme en un film fascinant.

Vous devinerez que le retour du beau temps et des faunes bigarrées me rend donc très heureuse. À mes yeux, les parcs sont des espaces de rencontre précieux, et c’est avec l’idée de leur rendre hommage que j’ai appelé l’anthropologue Nathalie Boucher...

« Ce ne sont pas vraiment des lieux de rencontre », m’a répondu la directrice de l’organisme de recherche Respire, mettant une fin abrupte à mon élan romantique.

« Quand on va à l’épicerie et qu’on arrive dans l’allée du lait, on voit les marques côte à côte. On ne les rencontre pas – on ne les essaie pas toutes –, mais on se familiarise avec chacune d’elles. De la même manière, les personnes qui sont dans les espaces publics sont celles avec qui on a un contact visuel. Leur présence nous est familière, mais si elles sont différentes de nous, on n’ira pas nécessairement vers elles. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Nathalie Boucher

Ce n’est pas un reproche, précise la chercheuse. C’est plutôt naturel...

Je dois admettre que je n’ai jamais tenté de savoir ce qui poussait les quatre hommes à écouter une power ballade. Je n’ai pas non plus interrompu les gens qui s’embrassaient à langue déployée pour connaître leur couleur préférée. Je les vois, mais je ne les rencontre pas, c’est vrai.

L’enjeu, pour Nathalie Boucher, c’est donc que tout le monde ait accès à un espace qui lui ressemble pour être visible aux autres. Ce qui n’est pas le cas, malheureusement...

Parmi les grands oubliés, selon ses recherches : les adolescentes. Celles sondées par l’anthropologue aiment particulièrement jaser entre amies. Ce qu’elles souhaiteraient voir dans un parc, ce sont des tables à pique-nique avec des abris, du WiFi et des toilettes accessibles. Ce n’est pas grand-chose, vous me direz ! Mais où se trouvent les tables, dans le parc près de chez vous ? Sont-elles à l’abri des oreilles indiscrètes ou posées à côté des modules pour enfants, question d’aider les parents ?

Les filles ont beaucoup de pression pour ne pas être dehors seules ou même entre amies. Elles composent avec un sentiment d’insécurité, mais j’ai l’impression qu’il y a aussi un sentiment d’inconfort. Comme si les parcs n’étaient pas pour elles...

Nathalie Boucher

Pour qui sont-ils donc ?

Dans les dernières années, on a beaucoup investi dans l’équipement sportif. C’est une excellente idée pour contribuer aux saines habitudes de vie des citoyens, mais on néglige tout un pan de la société qui a moins d’intérêt pour ce type de loisir, estime Nathalie Boucher.

Et même chez les sportifs, on oublie certaines communautés : « C’est super, un terrain de basket ! Mais si on ferme les lumières à 23 h, ça envoie le message qu’on préfère que ce soit les adultes qui se couchent tôt qui le fréquentent... »

Peut-on imaginer un parc qui saurait réunir tout le monde ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Thi Thanh Hien Pham

Impossible, selon Thi Thanh Hien Pham, professeure au département d’études urbaines et de tourisme de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Un espace public conçu pour tout le monde n’aura pas d’identité ! »

Elle me cite Matthew Carmona, un éminent chercheur qui se penche sur les espaces publics de Londres : il faudrait plutôt créer un réseau de parcs dans les grandes villes. Penser en termes de diversité ! « Si on accepte que le parc A est utilisé par cinq groupes spécifiques, on doit favoriser d’autres groupes dans le parc B, puis dans le parc C. »

Évidemment, certains groupes seraient attirés par plus d’un espace, mais un module de jeux pour bambins ne serait probablement pas installé à quelques mètres d’un skatepark pour initiés, illustre la professeure. On créerait des installations adaptées aux enfants pour qu’ils puissent eux aussi tenter leur chance au rouli-roulant.

Selon Nathalie Boucher, rares sont les espaces comme Central Park, dont la taille permet de faire cohabiter plusieurs « petits parcs » en un. Dans un monde idéal, on trouverait donc à moins de 700 m de chez soi : un parc intéressant pour les enfants, un parc dans lequel les adolescents peuvent traîner le soir, un autre pour les adultes, puis un espace qui plaît aux aînés.

« Il faut que chaque génération et chaque groupe culturel ait un lieu qui lui convient, à proximité. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Repas entre amis au parc Jarry

En attendant de voir un tel réseau se déployer, Lourdenie Jean (fondatrice de L’environnement, c’est intersectionnel) estime qu’on peut découvrir les Montréalais à travers leurs parcs. Il s’agit parfois de lieux interculturels, comme le parc Jarry. Plusieurs communautés profitent de l’espace entre la piscine, le parc à chiens, l’aire à pique-nique, le pavillon à jasette et les terrains de baseball.

Mais là où il y a partage d’espace, il y a aussi des préjugés...

Dans nos parcs, on peut parfois voir du profilage racial, de la discrimination basée sur l’âge ou des remparts contre certains usagers (bonjour, le mobilier qui nuit au confort des personnes en situation d’itinérance)...

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Lourdenie Jean, fondatrice de L’environnement, c’est intersectionnel

Si on voyait les parcs comme des espaces de rencontre plutôt qu’une extension de notre maison ou une cour privée, ça irait mieux !

Lourdenie Jean, fondatrice de L’environnement, c’est intersectionnel

Et comment y arriver ?

« Si un groupe fait un peu plus de bruit, on peut être curieux plutôt que s’en plaindre. On peut s’informer sur la musique qu’il écoute ou sur ce qu’il cuisine en mode festif. J’aime croire qu’on pourrait être moins intimidé par la différence. »

Mais pour ça, il faut savoir attirer des gens d’horizons variés... La militante me parle de besoins importants en installations adaptées aux personnes en situation de handicap, en heures d’ouverture élargies et en parcs pensés pour les résidants de chaque quartier.

« Il faut trouver des pistes pour que ces espaces publics restent... publics », croit-elle.

Pour que des adolescentes placoteuses et des joueurs de basket qui travaillent de soir puissent s’y sentir aussi bienvenus que des quinquagénaires en peine d’amour.