Ça fait longtemps que je ne vous ai pas parlé de la pandémie. En fait, je n’ai pas plus envie d’en entendre parler que vous, mais je me demande comment ça se passe, votre retour à la vie ? Votre retour au bureau ? Votre retour à la vie de bureau ?

La semaine dernière, j’ai entendu dans un ascenseur une discussion entre employés qui se retrouvaient après des mois de télétravail.

« J’ai de la difficulté à me concentrer, je travaille mieux de chez nous.

— Moi, ça m’a pris deux heures pour me rendre au centre-ville... »

Tout le monde a ricané de façon complice, ce qui est le début des retrouvailles entre collègues qui partagent la réalité du 9 à 5. En pleine pénurie de main-d’œuvre, les employeurs devront être souples pour que les travailleurs ne reviennent pas à reculons dans les tours de bureaux, qui semblent appartenir au « monde d’avant ». Et ça, c’est s’ils reviennent. À New York, le taux d’occupation des bureaux plafonne à 38 % après deux ans de pandémie.

À La Presse, nous sommes en retour progressif. Le premier jour, j’ai eu des frissons en entendant le murmure collectif et les cliquetis des claviers dans une salle de rédaction qui n’avait pas été aussi pleine depuis mars 2020. J’ai jasé avec tellement de collègues que je suis rentrée chez moi étourdie, pas loin du vertige. Le fait d’avoir terminé la veille l’excellente série dystopique Severance, où des employés acceptent par une intervention chirurgicale de séparer mentalement leur vie de bureau et leur vie personnelle (sans se souvenir de ce qui se passe dans l’une ou l’autre sphère de leur existence), n’a pas dû aider.

Mais je n’ai pas pensé une seule fois au virus dans la salle bondée.

La reprise post-pandémie – sans savoir si elle est terminée – me fascine. La machine se remet en marche, mais non seulement on la sent rouillée, il lui manque aussi des morceaux. Une multitude de petits bogues accompagne cette reprise, parce que les emplois ne sont pas tous pourvus, et le traumatisme collectif est inscrit dans notre chair et dans nos habitudes. On s’en rend compte quand on fait une démarche bureaucratique. Ça rappelle la maison qui rend fou d’Astérix, mais avec des bureaux fermés.

Deux ans de réflexion ont fait leur effet : les gens ont médité, se sont ajustés et ont carrément changé de vie, voire de ville. Nombreux sont ceux qui n’ont pas voulu reprendre le rythme d’avant.

On a appelé ce phénomène social « la Grande Démission ».

La fatigue pandémique, aussi, a envoyé beaucoup de gens à la retraite plus tôt que prévu. J’ai perdu mon gentil dentiste comme ça. On remarque que dans les médias, cela a joué sur des décisions. La retraite de Pierre Bruneau, le départ de Michel Lacombe, celui de Joël Le Bigot, le non-renouvellement du contrat de Paul Houde, la fin de District 31, de La soirée est encore jeune, de l’émission de Denis Lévesque, de Plus on est de fous, plus on lit... La rentrée d’automne ne sera pas dans la continuité, comme si des valeurs sûres étaient mortes au feuilleton sanitaire.

Quand j’étais adolescente, je pensais qu’un boulot dans un bureau devait être tellement mieux que de travailler comme je le faisais au Poulet Frit Kentucky de l’avenue Papineau, où j’ai vécu deux hold-up. Il y avait quelque chose de prestigieux, dans ma tête, à travailler dans un bureau, plutôt que dans un fast-food. Pourtant, avec le recul, je me rends compte que j’ai beaucoup aimé le contact avec le public, car on ne peut pas être plus proche du dicton très vrai qu’il faut « de tout pour faire un monde ». Je me souviens encore avec affection d’une petite vieille minuscule et alzheimer, qui commandait systématiquement un hot-dog là où on ne vendait que du poulet. Ou de ces prostituées qui me disaient, en commandant un baril PFK, combien ça valait en pipes, pour me faire rougir.

Ça m’est revenu en voyant travailler la famille Hachez du restaurant Chez Philippe qui vient de fermer ses portes. Ce sont des boulots tellement prenants, avec un rapport humain direct, qu’on ne voit pas passer la journée. J’ai par la suite travaillé dans des bureaux pendant mes études, et je me souviens encore du sentiment cuisant d’être en prison en regardant combien de minutes il me restait avant de retrouver un temps qui m’appartenait. Dans l’un d’eux, Cité Rock Détente jouait de 9 à 5, je commençais avec inquiétude à aimer toutes les chansons qui passaient, dans une version musicale du syndrome de Stockholm.

Dans les années 1990, j’ai même travaillé dans un bureau où on punchait une carte de temps, ce qui me donnait l’impression d’être en 1970, comme dans la chanson Mon pays de Réjean Ducharme et Robert Charlebois.

Ça prend toute pour entrer sa carte de punch dans slot d’la clock...

Nous étions jeunes, nous faisions la fête jusqu’aux petites heures, nous avions souvent les deux yeux fermés ben dur. Mais cette machine à calculer le temps, même les 15 minutes de pause, était un anachronisme déjà dans les années 1990, tellement insupportable et ridicule qu’un de mes collègues, un mauvais jour au bureau, a démoli la machine d’un coup de poing. Il faut dire qu’on la voyait tous comme un symbole d’aliénation.

On ne voit pas passer le temps quand on est heureux, quand on est avec des gens qu’on apprécie, alors vaut mieux être heureux dans ce qu’on fait et avec qui on le fait. J’ai probablement choisi un métier qui occupe mon esprit 24 heures sur 24 – ce qui n’est pas toujours reposant – afin de ne pas avoir à puncher ou à regarder les aiguilles d’une horloge au mur.

Je dis ça, je dis rien...