« Ça se passe bien, lâche pas ! »

Une dame me dépasse tandis que j’avance péniblement. Elle me sourit et m’encourage avant de filer à toute allure. Skier semble si facile pour elle… Peut-être qu’un jour, ce le sera pour moi aussi.

En attendant, j’apprends tant bien que mal à faire du ski de fond du haut de mes 33 ans. L’été dernier, je me suis initiée à la planche à roulettes. Les trois étés précédents au vélo. Prochain objectif : la nage et le patin.

Parce que non, je n’ai pas appris à faire tout ça, enfant. J’ai appris plein d’autres choses (je pouvais réciter de la poésie et planter bien des adultes au Scrabble), c’est juste que le sport n’était pas une priorité familiale. Mon père était malade ; ma mère, seule, travaillait trop pour avoir le luxe de s’amuser ; et on n’avait pas les moyens nécessaires pour s’adonner à des loisirs qui demandent équipement, cours, abonnements de saison ou transport.

Bref, ce n’est qu’à l’aube de ma trentaine que j’ai décidé d’apprendre à jouer dehors. Depuis, je découvre les splendeurs de l’activité physique et les limites de mon égo. J’ai peur pour rien, je tombe souvent, je me blesse à l’occasion et je ris pas mal.

Quand je me décourage, je me rappelle que je ne suis pas seule dans cette situation. Je me laisse alors inspirer par la journaliste Vanessa Destiné, qui elle aussi ne s’est mise au vélo, au ski et au patin qu’une fois adulte…

Vanessa a passé son enfance à jouer dans des ruelles qui grouillaient de jeunes partageant les réalités de l’immigration.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Vanessa Destiné, journaliste

On n’avait pas le même rapport à la nature. Mes parents ne sont pas venus au Canada pour dormir dans le bois, tu comprends ? Ils sont venus au Canada pour vivre le rêve américain et avoir deux voitures, pas pour s’acheter un vélo.

Vanessa Destiné, journaliste

C’est seulement quand Vanessa a rejoint une école privée de Montréal – un milieu pas mal plus aisé et homogène – qu’elle a senti le poids de la comparaison.

« Les autres avaient un chalet familial et ils recevaient des planches à neige en cadeau. Il y a un langage qui vient avec ça et tu es exclue de la conversation. »

Avec l’exclusion, la honte.

En deuxième secondaire, j’ai osé m’inscrire à une classe-neige. Moi aussi, je voulais skier avec mes amies. Évidemment, je n’avais pas d’équipement. Je pouvais louer les skis, mais pas les vêtements. Mon père a donc emprunté l’ensemble d’une copine, tout droit sorti des années 1980. Un une-pièce mauve fluo. J’ai encore le ventre qui se serre quand je pense aux moqueries que certains élèves m’ont lancées, cette fois où j’ai voulu essayer de skier. Dire qu’aujourd’hui, cet ensemble est revenu à la mode…

Vanessa Destiné a pour sa part été marquée par les cours d’éducation physique lors desquels la natation était à l’examen. Elle se retrouvait dans un coin de la piscine, avec quelques autres élèves noirs qui n’avaient pas appris à nager, alors que le reste de la classe s’adonnait à des longueurs.

« Ce sont des moments très éprouvants. Les gens doivent être conscients de leurs privilèges jusque dans les sports. Ce n’est pas par manque de curiosité ou par paresse si on ne sait pas s’y prendre ! C’est parce qu’on vient de milieux économiques ou culturels différents. »

Et on ne devrait jamais avoir honte d’apprivoiser un sport qui nous a échappé quand on était enfant.

« On a l’impression que tout le monde sait s’y prendre, sauf nous. C’est faux ! »

Kim Boisseau-Chin est professeure de ski et entraîneuse en chef à la patinoire Atrium Le 1000. Elle me confirme que plusieurs adultes ignorent comment pratiquer des loisirs pourtant populaires. Pour preuve : année après année, il y a une liste d’attente pour accéder à ses cours.

Les motivations des élèves sont variées. Plusieurs d’entre eux sont nouvellement arrivés au Québec et veulent s’intégrer. D’autres souhaitent enseigner à leur enfant un sport qu’ils n’ont pas eu le luxe de connaître à leur âge et certains cherchent simplement à s’amuser.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Kim Boisseau-Chin

J’ai eu une élève de 80 ans. C’était une femme très active qui n’avait jamais appris à patiner ! J’ai aussi entraîné un homme de 70 ans qui avait toujours rêvé de faire du patinage artistique… Il n’y a pas d’âge pour se lancer.

Kim Boisseau-Chin, professeure de ski et entraîneuse en chef à la patinoire Atrium Le 1000

Il n’y a pas d’âge, c’est vrai… Mais il y a la peur.

Enfant, on ne pense pas trop aux conséquences d’une chute. Adulte, j’y pense en tabarouette aux dents que je risque de perdre.

« J’ai fait des deuils à cause de la peur, m’a justement confié Vanessa Destiné. Je n’ai plus la témérité de l’enfance ! L’anxiété se manifeste très rapidement et je ne veux pas avoir des cheveux blancs juste parce que j’envisage de faire une séance de wakeboard. »

Cette anxiété peut émaner d’une activité trop ardue, mais aussi de la pression sociale. Aujourd’hui encore, le regard des autres peut déstabiliser la journaliste. Quand elle s’est mise au patin, l’hiver dernier, elle n’osait pas s’exercer de jour. Elle préférait patiner le soir, alors que la glace était moins achalandée.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

À ses débuts sur des patins, Vanessa Destiné préférait s’exercer le soir pour éviter les regards.

La bonne nouvelle maintenant, c’est que chaque fois que Vanessa tombait, quelqu’un l’aidait à se relever. En fait, on partage un même constat : les gens sont heureux de nous accueillir dans leur terrain de jeu. Aussi maladroites soit-on.

Depuis que j’apprends à pratiquer des sports populaires, on m’encourage à voix haute. Des passants m’applaudissent sans ironie en me voyant lever fièrement les bras au ciel parce que j’ai réussi à prendre une courbe. On me sourit, on me conseille. Je me sens parfois comme une enfant qui se fait dire « bravo » pour la moindre niaiserie, mais je me sens accompagnée.

Et, surtout, je sens que le monde m’appartient un peu plus.

Y a pas d’âge pour apprendre à tomber, se relever, s’amuser.