C’était un samedi d’été, au petit matin. Avec mon frère jumeau et deux amis du quartier, nous nous étions donné rendez-vous au coin de la rue. Il ne devait pas être beaucoup plus tard que 7 h. Il y avait encore de la rosée sur la pelouse. Nous avons laissé nos vélos couchés sur le pavé, gravi les trois marches de béton devant la maison, et sonné chez Gary Carter.

Le Kid, futur membre du Temple de la renommée du baseball – le premier sous les couleurs des Expos de Montréal –, était au pinacle de sa carrière. J’avais 9 ou 10 ans, je jouais dans l’équipe locale de balle et j’aimais regarder This Week in Baseball sur une chaîne câblée à laquelle nous étions enfin abonnés. Je collectionnais les autocollants des Ligues majeures de l’album Panini, et Gary Carter, qui habitait à deux coins de rue de chez nous, était l’une de mes idoles (avec Mike Bossy et André Franquin).

Je ne me souviens pas si c’est moi qui ai sonné. Je me rappelle très bien, en revanche, que Gary Carter est sorti en peignoir, les cheveux en bataille et les yeux mi-clos, sa fille Kimmy derrière lui. Nous l’avions manifestement réveillé. Il nous a néanmoins accueillis avec un grand sourire amusé. Il avait compris la raison de notre visite sans que nous ayons à le lui préciser. Il s’est excusé quelques secondes avant de réapparaître avec des photos de lui en uniforme de nos Z’Amours, sur lesquelles il a apposé au feutre son autographe.

Gary Carter avait beau être l’une des plus grandes vedettes du baseball majeur – il a été échangé l’année suivante pour pas moins de quatre joueurs des Mets de New York, avec lesquels il a remporté la Série mondiale –, le Kid vivait dans une maison somme toute ordinaire, un split-level dans une banlieue de classe moyenne générique.

Ils étaient nombreux, les « dieux du stade » des années 1980, à habiter dans ma petite ville de l’Ouest-de-l’Île, à l’instar de la star du Manic Tony Towers et du receveur-vedette des Alouettes Peter Dalla Riva.

Notre voisin de cour arrière était le capitaine du Canadien, Bob Gainey, la maison d’Yvon Lambert se trouvait dans la rue voisine et son compagnon de trio Mario Tremblay demeurait aussi dans le coin. Le Bleuet bionique était d’ailleurs venu souper à la maison, sa femme étant, comme nous, originaire de la Gaspésie.

Je jouais à cette époque dans les mêmes clubs de soccer et de hockey que les fils de Réjean Houle, Larry Robinson ou Jacques Lemaire. Je voyais parfois Guy Lafleur déposer son fils à l’aréna, dans sa voiture sport. Mes cousins gaspésiens en étaient fort impressionnés. C’est devenu pour moi presque banal. Ils étaient des parents sur la ligne de touche ou dans les gradins, hockey ou soccer dads pas bien différents des autres dans les circonstances.

Ils avaient beau être adulés, et pas seulement par des enfants, ces athlètes professionnels ne gagnaient pas à l’époque des salaires astronomiques. Le Démon blond touchait 250 000 $ par année au début des années 1980, comme Gary Carter du reste. C’est-à-dire l’équivalent d’environ 650 000 $ en dollars d’aujourd’hui. Ils étaient bien payés, bien sûr, mais pas comme les joueurs étoiles actuels dans leurs sports respectifs, qui gagnent annuellement 10 millions (au hockey) ou 30 millions (au baseball).

Un jour, alors que je faisais du porte-à-porte dans un immeuble de mon quartier afin de vendre les billets d’un tirage destiné à financer les activités de mon équipe de soccer, je suis tombé par hasard sur Mats Naslund, attaquant suédois du Canadien. Il a accepté gentiment de me prendre des billets, même s’il en avait déjà acheté au fils de Réjean Houle, notre gardien de but.

Le Petit Viking habitait un appartement qui n’avait rien d’un palace, à 100 m d’un boulevard sans charme, même s’il venait de réussir deux saisons de 42 et 43 buts (et qu’il reste, 35 ans plus tard, le dernier joueur du CH à avoir amassé 100 points ou plus).

Le milieu des années 1980 a vu les athlètes professionnels devenir des multimillionnaires. Le salaire de Gary Carter avait presque décuplé lorsqu’il a été échangé aux Mets. La plupart des joueurs du Canadien ont préféré vivre dans des « McMansion » isolées de la première couronne ou des appartements de luxe surplombant le centre-ville. Loin de cette classe moyenne qui remplit les sièges du Centre Bell. À l’abri des regards indiscrets, comme on dit dans les guichets automatiques.

Les maisons de banlieue du quartier de mon adolescence n’étaient plus assez cossues pour des joueurs de hockey professionnels. Elles ne correspondaient plus à leur « standing ». Ils ont cessé de vivre avec les gens du commun, contrairement aux champions de la Coupe Stanley des années 1970.

Depuis bientôt 30 ans, les Glorieux vivent à l’écart, dans leurs manoirs préfabriqués ou leurs tours ultramodernes. Et ils n’ont pas remporté le moindre championnat. Ironie du sort.

Lorsqu’il avait 9 ou 10 ans, Fiston a écrit une lettre manuscrite à l’un de ses joueurs de soccer préférés, le Français Antoine Griezmann. C’était une lettre pleine d’admiration pour un jeune attaquant qui n’avait pas encore joué en équipe nationale et commençait à peine à être reconnu sur la scène internationale. Naïvement, j’ai cru que Griezmann, ou plutôt quelqu’un de son entourage, prendrait la peine de répondre à ce jeune admirateur montréalais, qui avait posté lui-même sa lettre depuis l’autre rive de l’Atlantique. La réponse n’est jamais venue.

Quelque chose, il me semble, s’est perdu depuis ma propre enfance dans le rapport de proximité aux idoles. Ces étoiles qui font rêver semblent plus distantes que jamais, cependant que les moyens de les rejoindre n’ont cessé de se multiplier. C’est peut-être, tout simplement, qu’elles ne vivent plus tellement parmi nous.

J’ai eu l’occasion, grâce à mon métier, d’interviewer des idoles de mon enfance, de Michel Platini à Madonna. Mais je n’ai plus jamais demandé d’autographe à personne, après ce samedi matin d’été beaucoup trop tôt, chez le regretté Gary Carter.