Cette semaine, pendant une fraction de seconde, j’ai envié les parents d’ados chinois. Certes, les Chinois vivent sous une dictature communiste, avec tous les inconvénients que cela comporte, notamment pour leur liberté, leur droit de parole, et j’en passe. Mais depuis mercredi, ils n’ont plus à gérer le temps d’écran de leurs enfants. C’est l’État qui s’en charge. Ce n’est pas rien…

J’ironise, bien sûr. N’envoyez pas de plainte à Amnistie internationale. Depuis le 1er septembre, en raison d’un décret de l’Administration nationale de la presse, de l’édition, de la radiodiffusion, du cinéma et de la télévision, les Chinois de moins de 18 ans ne peuvent jouer à des jeux vidéo en ligne que trois heures par semaine. Et ils n’ont même pas le choix de leur horaire ! La permission n’est valide que de 20 h à 21 h, les week-ends et les jours fériés. Pas une minute de plus.

Cette nouvelle restriction ne semble pas une grande surprise pour les gamers chinois. Depuis 2019, le temps de jeu en ligne des mineurs avait déjà été réduit à une heure et demie par jour et trois heures les jours fériés. En avril, afin d’éviter que les interdictions ne soient contournées, le géant Tencent, plus grand fabricant chinois de jeux vidéo, s’est engagé à ce que la technologie de reconnaissance faciale, omniprésente en Chine, serve à faciliter le couvre-feu électronique de 22 h à 8 h. Et puis, début août, un média d’État a qualifié les jeux en ligne d’« opium spirituel » de la jeunesse. On ne plaisante plus.

C’était une question de temps avant qu’on ne resserre la cybervis. Depuis mercredi, les jeunes adeptes de jeux vidéo chinois doivent être identifiés avant d’avoir accès aux plateformes de jeux, sous peine d’être suivis à la trace par la « Patrouille de minuit », dernière excroissance du Big Brother chinois.

Les autorités chinoises disent imposer ces nouvelles restrictions pour le bien des jeunes, afin de lutter contre l’impact néfaste des écrans sur leur santé (dépendance électronique, obésité et sédentarité, myopie, troubles du sommeil, etc.). Et je dois avouer que pendant une toute petite fraction de seconde, j’ai trouvé que la dictature n’avait pas tout faux. Je le précise de nouveau (on n’est jamais trop prudent) : j’exagère.

Si, comme moi, en lisant cette dépêche en début de semaine, vous vous êtes trouvé soudainement des affinités avec un régime autoritaire, en communauté d’esprit avec une dictature communiste, c’est sans doute parce que votre enfant fait une fixation sur les écrans et ne saurait être séparé trop longtemps de sa console. Or, si des études mettent évidemment en garde contre les excès en la matière, d’autres reconnaissent les bienfaits d’une pratique modérée et raisonnable des jeux vidéo (aptitudes cognitives et visuospatiales, imagination et créativité, socialisation, gestion du stress, etc.).

Le mot clé étant bien sûr ici « raisonnable ». L’interprétation de ce terme, dans le contexte précis de la gestion du temps d’écran, semble à l’origine du plus important conflit générationnel du XXIsiècle. Pas un schisme sur l’environnement. Mais un schisme sur le temps d’écran.

Ce n’est pas un constat scientifique (je le précise, une fois de plus). Je me fie à l’échantillon de parents d’adolescents qui m’entourent. Sans exception, ils s’inquiètent du nombre d’heures que passent leurs enfants sur des téléphones, tablettes ou consoles pour jouer et (ou) se gaver de conseils de youtubeurs ou d’influenceurs sur TikTok (une application… chinoise).

Fiston, 15 ans, a lui aussi entendu parler des contraintes imposées aux jeunes gamers chinois. Il a cependant refusé de répondre à mes questions sur le sujet, craignant sans doute que je ne fasse des parallèles douteux entre sa situation et celle de ces ados. Bref, il a plaidé le cinquième amendement, comme on dit aux États-Unis. Mais dans son for intérieur, je suis convaincu que ce décret liberticide lui apparaît comme une restriction déraisonnable à la liberté fondamentale de piloter un avion sur Flight Simulator et au droit inaliénable de choisir un nouvel avatar sur Fortnite.

Si Fiston était chinois, je parie qu’il serait le premier à monter au créneau pour manifester contre le régime et sa règle de trois heures de jeux par semaine. Lui qui n’a pas la fibre militante, je le verrais se dresser devant les chars virtuels qui menacent son univers, porte-étendard d’un Tiananmen 2.0, à l’instar du personnage de Ryan Reynolds dans Free Guy (blockbuster à l’affiche en ce moment).

Il reste qu’il passe beaucoup de temps devant des écrans. Et que je ne sais plus comment m’y prendre efficacement pour qu’il en prenne conscience. Peut-être lui suggérer de regarder le terrifiant documentaire de Werner Herzog sur la dépendance à l’internet, Lo and Behold (en faisant valoir qu’il incarne un personnage de l’une de ses séries préférées, The Mandalorian) ? Le cinéaste allemand a envisagé, en préparation de son film, de se rendre dans un centre chinois de désintoxication numérique (ce qu’a fait l’Israélien Shosh Shlam pour son documentaire Web Junkie).

Il y a des jours où je ne détesterais pas, devant mon ado récalcitrant, avoir les prérogatives d’un dictateur chinois. Ou du moins l’ascendant et la poigne du personnage de Tony Leung sur son jeune fils au début de Shang-Chi (autre blockbuster à l’affiche). N’importe quoi pour faire en sorte que Fiston quitte son canapé.

En vacances, lorsqu’il nous arrive de sortir de la ville, il est pourtant le premier à vouloir explorer les environs, le long d’un cours d’eau ou vers les sommets d’une montagne. C’est un éclaireur dans l’âme. Mais de retour à Montréal, il devient difficile de l’attirer à l’extérieur. Il préfère socialiser dans le confort de la maison, un casque d’écoute sur la tête, avec des amis qui vivent je ne sais où sur la planète.

Cette semaine, j’ai vu la lumière au bout du tunnel électronique. Alors que je m’apprêtais à lui suggérer de faire autre chose que de se brancher sur sa console (communément baptisée « la matrice ») après l’école, il m’a annoncé qu’il avait prévu une excursion à la montagne avec des camarades de classe. C’était tellement inhabituel que j’ai failli lui demander si tout allait bien ! Un nouveau symptôme de la COVID-19 ? Et puis je me suis rappelé ce que craignent le plus les dictatures : le libre arbitre. Il n’y a rien de plus fort.