Le premier DJ vedette de Montréal est toujours en vie. Et en forme. On l’a retrouvé à Sète, en France, où il coule des jours heureux. Entrevue avec Alfie Wade Jr, 91 ans, personnage incontournable de l’histoire du nightlife et de l’histoire des Noirs au Québec.

« Le Créateur m’a donné un don : mon excellente mémoire. »

Alfie Wade Jr au bout du fil, ou plutôt sur WhatsApp. La communication est hachurée et l’homme pas toujours facile à comprendre. Mais on peut confirmer, en effet, que sa mémoire est encore vive.

M. Wade a 91 ans. Il se souvient de tout comme si c’était hier. Il faut l’entendre parler de sa jeunesse dans la Petite-Bourgogne, de ses premiers groupes de musique, de ses années comme roi des discothèques… À travers lui, c’est près d’un siècle d’histoire qui défile. Une véritable mine d’or.

Disons-le simplement : Alfie Wade Jr a été le premier DJ vedette de Montréal. Un pionnier des boîtes de nuit de la rue Crescent, une dynamo de la scène musicale noire du Québec. C’était bien avant la musique techno, bien avant les rave parties, bien avant Boule Noire et Pierre Perpall.

PHOTO FOURNIE PAR ALFIE WADE JR

Alfie Wade Jr, vers 1972, rue Crescent, avec une amie et le coiffeur Mitch Field

Dès la petite enfance, M. Wade avait compris qu’il était destiné à la musique. Son père travaillait au Canadien Pacific et militait pour les droits des Afro-Canadiens. Sa mère vendait des roses et des cigarettes dans des clubs. Après la fermeture, elle ramenait parfois des musiciens de passage à la maison, pour le petit-déjeuner. « Je les écoutais parler et faire de la musique du haut des escaliers », se souvient Alfie.

Enfant du quartier Little Burgundy, il suit des cours de piano avec Daisy, la sœur d’Oscar Peterson ; étudie à l’École d’art et de musique de Montréal ; fréquente Charles Biddle et Oliver Jones, et fonde ses premiers groupes de rhythm’n’blues à la fin des années 1950, dont les Soul Brothers et les Stablemates (avec le guitariste Nelson Symonds) qui se produisent en région et bien sûr à Montréal, dont la réputation de ville festive n’est déjà plus à faire.

On jouait avant tout pour les publics blancs. Parce que la communauté noire n’était pas grande dans ce temps-là. Nous étions quoi ? Trois cents personnes à l’époque ?

Alfie Wade Jr

« C’était bien avant que les Haïtiens, les Caribéens et les Noirs américains immigrent à Montréal », poursuit-il.

PHOTO TIRÉE DU DISQUE JAMMIN’JAZZ, BLUES AND BEBOP

Les Stablemates en concert au Vieux Moulin de Montréal en 1969. De gauche à droite : Chet Christopher, Alfie Wade, Bob Rudd, Nelson Symonds, Dougie Richardson et Charles Duncan.

Une révolution

Alfie Wade s’intéresse à la musique sous tous ses angles. Au début des années 1960, il quitte Montréal pour New York, où il va apprendre les rudiments de l’enregistrement sonore, du positionnement du micro jusqu’à la gravure de microsillons.

À son retour, en 1965, il compte bien faire profiter Montréal de ses nouvelles connaissances. Ça tombe bien : la rue Crescent est en train de devenir le nouveau cœur de la vie nocturne montréalaise et l’homme d’affaires Johnny Vago lui propose d’être DJ dans sa nouvelle boîte, le Don Juan.

PHOTO TIRÉE DU DISQUE JAMMIN’JAZZ, BLUES AND BEBOP

Les Soul Brothers ; Nelson Symonds, Alfie Wade, Bill Kersey et Johnny Wiggins, en 1958

Alfie Wade crée alors une véritable révolution. Il remplace les haut-parleurs de moyenne intensité – la norme jusque-là – par des enceintes géantes au wattage puissant et aux basses profondes, à peu près l’équivalent de ce qu’on connaît aujourd’hui.

Je comprenais la science du son. J’étais conscient que le son avait un impact sur le système nerveux central. Il y a des décibels qu’on n’entend pas, mais qu’on ressent.

Alfie Wade Jr

« Donc si vous avez la bonne musique et un équipement adéquat qui peut livrer les décibels à tous les niveaux, cela a un effet direct sur les gens, explique-t-il. Ça les sort de leur espace quotidien et les transporte dans une zone indescriptible. Tout ce qu’ils peuvent dire après, c’est que c’était cool… »

Musicalement, Alfie Wade voit large. Il fait connaître Jimmy Smith, Lee Morgan, Sly and the Family Stone et la musique latine aux Montréalais… Inspiré par les DJ new-yorkais, il mixe ses disques sur la base du beat, pour que les morceaux s’enchaînent facilement, une autre nouveauté qui deviendra la norme pour les DJ disco, puis techno. Sa conception du son est théorique, organique, pour ne pas dire un peu mystique. « Je n’étais qu’un messager », dit-il.

Un bar à son nom

Avec Alfie Wade, la rue Crescent devient incontournable. Il n’est pas seulement un DJ, mais une star en soi, un dandy flamboyant des nuits de Montréal, au look vaguement Cotton Club. Il est ami avec d’autres vedettes de l’époque, Leonard Cohen, Armand Vaillancourt, Gilles Carles, Vittorio, Tony Roman. Robert Charlebois est son voisin au square Saint-Louis. Il fait partie de la faune in.

« Il était vraiment très demandé. Si tu regardes dans les vieux journaux, on lui consacre de longs articles. On le cite comme un vrai swinger, comme quelqu’un d’important sur la scène culturelle de Montréal », raconte l’écrivain et journaliste Kristian Gravenor, qui lui a consacré en 2016 un article dans Coolopolis, son blogue fascinant sur le Montréal interlope et nocturne.

Sollicité, Alfie passe de boîte de nuit en boîte de nuit. On le retrouve au Drug en 1966, puis à la Métrothèque, un club avec danseuses à gogo (dans des cages, eh oui !) situé à l’intérieur de la station Berri-De Montigny – aujourd’hui Berri-UQAM.

Mais c’est au Vieux Rafiot, rue Saint-Sulpice dans le Vieux-Montréal, qu’il connaît ses meilleures années, entre 1967 et 1970. Il marque tellement les lieux qu’en 2018, quand un nouveau bar est inauguré au même endroit, son propriétaire lui donnera le nom d’Alfie’s, en son honneur. C’est tout dire.

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Alfie Wade Jr avec Gary Siuart, New York, 1975

En passant par Harlem

En 1972, Alfie Wade retourne vivre à New York, pour travailler dans les boîtes de nuit et dans l’évènementiel. Il s’associe à la chambre de commerce de Harlem, pour laquelle il organise des foires urbaines et agit à titre de consultant internet, alors une technologie naissante.

En 2002, il part s’installer à Sète (sud de la France) avec sa femme, l’artiste Anne de Chabaneix, et amorce le troisième chapitre de sa vie. Son personnage au look flamboyant s’intègre rapidement à la ville. Entre deux séances de tai-chi, il fait la promotion du double dutch (saut à double corde) pour les jeunes des quartiers « sensibles », puis se remet au jazz, son premier grand amour musical. En 2018, plus de 70 ans après ses débuts dans la profession, il lance son tout premier album, Jammin’Jazz, Blues and Bebop. Mieux vaut tard que jamais !

PHOTO LA PRESSE

Alfie Wade lors de notre entrevue

Même à distance, Alfie Wade n’a pas oublié ses origines. « Au fond de moi, je suis toujours un Montréalais », dit-il. Mais le Québec, lui, l’a peut-être oublié un peu.

D’où ce petit rappel à l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs. Contrairement à Toronto, Montréal est une vraie ville de discothèque. Et cette culture profonde ne se serait peut-être pas autant épanouie sans son apport.

« Quand il a quitté Montréal, on a perdu quelque chose, estime Kristian Gravenor. Il amenait un aspect positif qui inspirait les autres gens. C’était un innovateur, un vendeur de concepts. Il était vraiment considéré comme quelqu’un d’important et de central dans cette scène culturelle. »

Le musicien Angelo Finaldi, compositeur des plus grands succès de Nanette Workman, pousse l’hommage encore plus loin. Il faudrait selon lui « nommer une rue à son nom ».

Rue Crescent, rue Alfie Wade ? L’idée est lancée !