Tout le monde connaît la chanson, mais peu de gens en connaissent les (fascinants) dessous. Débarqué sur Netflix cette semaine, le documentaire The Greatest Night in Pop détaille, de manière quasi immersive, l’enregistrement de We Are The World, du collectif USA for Africa, formé des plus grandes vedettes. Avertissement prélecture : vous l’aurez dans la tête pendant des heures.

Nostalgie d’une époque

D’une durée de 90 minutes, The Greatest Night in Pop nous replonge en 1985, plus précisément dans la nuit du 25 au 26 janvier, lorsqu’une quarantaine de superstars américaines, y compris Michael Jackson, Lionel Richie, Bruce Springsteen, Tina Turner, Stevie Wonder, Huey Lewis, Smokey Robinson, Cyndi Lauper, Paul Simon et Billy Joel, ont uni leurs voix pour enregistrer We Are The World, une ballade visant à amasser des sous pour lutter contre la famine en Afrique. Riche en images inédites prises en studio, le documentaire réalisé par Bao Nguyen (Be Water, Live from New York !) regorge de moments croustillants (Bob Dylan qui n’est vraiment, mais vraiment pas dans son assiette), touchants (les artistes s’échangent leurs autographes comme des groupies), malaisants (le chanteur Al Jarreau, visiblement saoul, qui oublie constamment ses paroles), abracadabrants (Michael Jackson a égaré son serpent) et stressants (une course contre la montre pour terminer à temps).

PHOTO FOURNIE PAR NETFLIX

Michael Jackson et Bob Dylan en studio

En entrevue, Danick Trottier, professeur de musicologie à l’Université du Québec à Montréal, parle d’un film « bien scénarisé » fait sur mesure pour titiller la fibre nostalgique du public. « On revisite beaucoup la seconde moitié du XXe siècle. On l’a fait beaucoup autour des grands évènements des années 1960 et 1970, et depuis quelques années, on s’intéresse beaucoup aux années 1980. »

« Laissez votre ego au vestiaire »

Les plus grands noms de l’industrie musicale américaine, avec leur amour-propre, leur orgueil, leur façon de faire… enfermés pendant des heures au même endroit ? Les risques de catastrophe nucléaire (rivalités, conflits de personnalités) étaient élevés. « Certaines vedettes québécoises sont difficiles à gérer, donc imaginez aux États-Unis, quand vous atteignez ce niveau », remarque l’animateur Mike Gauthier, joint au téléphone.

Le documentaire montre les efforts déployés par Quincy Jones (réalisateur du morceau) et Lionel Richie (co-auteur avec Michael Jackson) pour éviter les dérapages. Le mémo suivant était d’ailleurs affiché à l’entrée du studio : « Check Your Ego at the Door. » (« Laissez votre ego au vestiaire. ») Le tandem a navigué dans cette mer instable de sensibilités durant toute la veillée.

« Le film met bien en valeur Lionel Richie, indique le musicologue Danick Trottier. On l’a un peu mis de côté après [We Are The World]. Il était perçu comme quétaine, comme un chanteur de charme… Mais en 1984 et 1985, il assurait un leadership en musique pop. On voit sa force, son ascendance, son côté rassembleur. »

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Dionne Warwick et Stevie Wonder

Sortez le pop-corn !

We Are The World ayant frappé l’imaginaire de plusieurs générations d’amateurs de musique, The Greatest Night in Pop ralliera assurément un large public. Même dans l’anecdotique, le documentaire divertit. Parmi les meilleurs extraits pop-corn, citons celui où Stevie Wonder semble exaspérer tout le monde lorsqu’il suggère de chanter le refrain en swahili, une langue populaire en Afrique.

On apprend également que Cyndi Lauper s’est presque décommandée au dernier moment parce que son copain de l’époque, qui avait entendu la maquette du morceau, croyait qu’il allait faire un bide. « Quand tu vois le film, tu comprends pourquoi certaines stars ont duré, et d’autres, un peu moins, observe Mike Gauthier. Quand tu vois l’attitude de Bruce Springsteen, son professionnalisme, tu comprends pourquoi il roule toujours aujourd’hui. Sa quête artistique est pure et dure. »

Éreinté après une longue tournée, Springsteen a enregistré sa partie vers 6 h du matin. Même s’il semblait avoir ingurgité des morceaux de verre, le Boss a tout donné. « Ma voix n’était pas terrible, mais j’ai fait de mon mieux », l’entend-on dire.

Quarante ans plus tard, sa performance vocale demeure l’une des forces du titre.

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Le réalisateur Quincy Jones, entouré de Willie Nelson et de Bruce Springsteen

Où étaient Prince et Madonna ?

Le documentaire éclaircit l’un des plus grands mystères musicaux des années 1980 : pourquoi Prince et Madonna étaient absents ? Avec Michael Jackson, ils régnaient pourtant sur l’industrie.

Prince a reçu une invitation. Les producteurs voulaient tellement qu’ils participent à l’enregistrement qu’ils ont voulu l’attirer en recrutant sa percussionniste chouchou, Sheila E. Les demandes du chanteur étaient toutefois trop grandes.

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Madonna en 1984

Quant à la Material Girl, on comprend qu’au final, elle n’a jamais été conviée au rendez-vous. Le puissant producteur Ken Kragen préférait retenir les services de Cyndi Lauper. Ironie du sort : quelle chanson a détrôné We Are The World au sommet du Billboart Hot 100 aux États-Unis ? Crazy For You, de Madonna.

« Les organisateurs ont choisi de faire un compromis très mainstream entre artistes noirs et artistes blancs, commente Danick Trottier. Ça aurait pu être encore plus rassembleur, avec des artistes latinos, par exemple. Plusieurs artistes populaires auprès des jeunes étaient aussi absents : pas seulement Madonna, mais Run-DMC, Twisted Sisters, Van Halen… On aurait pu représenter d’autres genres musicaux : le jazz, le new wave… »

Une vision américanocentriste

The Greatest Night in Pop le mentionne en ouverture : We Are The World est arrivé après Do They Know it’s Christmas, cette chanson caritative de Noël initiée par Bob Geldof au Royaume-Uni. Sortie en novembre 1984, la pièce réunissait de grosses pointures comme Phil Collins, U2, Boy George, Sting et Duran Duran.

Pour le professeur Danick Trottier, le film escamote cet aspect pourtant important. « On présente un narratif très américanocentriste. C’est nombriliste, estime le musicologue. Les charity songs [chansons caritatives] ne sont pas nées avec We Are The World. Mais quand on regarde le documentaire, on a l’impression que c’est l’évènement fondateur, alors qu’en réalité, c’est parti du rock des années 1960, et tous ces concerts autour du Bangladesh avec l’UNICEF au début des années 1970, portés par George Harrison. »

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Cyndi Lauper qui signe la partition de Lionel Richie

Bob Geldof apparaît brièvement dans The Greatest Night in Pop. Les images d’archives montrent l’auteur-compositeur et militant irlandais s’adresser aux vedettes légèrement dissipées, pour leur rappeler la situation critique en Éthiopie, et l’importance de l’évènement.

Selon Mike Gauthier, son intervention était primordiale. « Une chance qu’il a parlé, parce que j’ai l’impression qu’une bonne gang avait oublié la raison pour laquelle ils étaient réunis, même s’ils savaient que c’était pour une bonne cause. »

Le documentaire The Greatest Night in Pop est offert sur Netflix en version française ou originale anglaise avec sous-titres en français.